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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

faut bien comprendre le sens de ces mots, toucher, voir, entendre, goûter, flairer. Car le physiologiste entend par ces mots de pures abstractions. Pour lui, voir c’est éprouver, dans une certaine partie du corps qu’on appelle l’œil, des secousses plus ou moins rythmées qui sont accompagnées de quelque plaisir ou de quelque douleur. En réalité il n’exprime par là qu’une chose, c’est que l’acte de voir est lié à l’intégrité d’un certain corps qui peut être lui aussi touché et même vu. Mais voir, si peu que la vision soit habile, c’est tout autre chose. Voir c’est penser qu’on touchera, qu’on entendra, qu’on goûtera et rien autre chose ; toucher c’est penser qu’on verra, qu’on entendra, qu’on goûtera, etc. Cela revient à dire avec le vulgaire, mais en comprenant bien alors toute la valeur des mots : nous voyons et nous touchons l’univers ; et cela veut dire que nous pensons l’univers, et c’est ainsi qu’il faut entendre que nous pensons l’univers, si nous voulons entendre sous l’expression pensée autre chose que des discours. Voir c’est toujours voir la chose même que l’on touche ; et, comme cela est impossible si l’on prend toucher et voir comme des fonctions du corps, il faut comprendre que voir et toucher c’est toujours penser, que percevoir c’est déjà penser l’univers, comme le savant essaie de le penser, et, pouvons-nous dire d’avance, d’après les mêmes règles. Il n’est qu’un moyen d’expliquer et de prévoir l’accord final entre les déductions mathématiques et l’expérience, c’est de faire voir que la Nature suppose elle-même, si elle est présentée à une conscience, les principes et les déductions que l’on retrouve dans la connaissance réfléchie.

Afin de découvrir dans notre perception les lois mêmes de la pensée, il faut donc que nous nous attachions à bien comprendre ce que c’est que percevoir et ce que c’est qu’objet perçu. Percevoir ce n’est pas être modifié de telle ou telle façon, c’est connaître un objet comme source unique de sensations multiples ; c’est connaître quelque chose que le toucher, l’œil et aucun de nos sens ne peuvent sentir : la loi qui unit ce qu’éprouve l’un de nos sens à ce que l’autre éprouve ou éprouvera. Et il n’y a pas pour nous d’autre objet que cette loi-là. Ce que nous appelons la chose, c’est réellement la représentation d’une relation entre nos sensations et nos mouvements : connaître un objet, c’est connaître une loi. C’est pour-