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Page:Eugène Le Roy - Le Moulin du Frau.djvu/104

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j’ouvris tout doucement la porte de la rue avec le passe-partout et montai me mettre au lit. Comme je couchais dans un petit cabinet séparé de notre logement, ma mère ne s’aperçut pas de mon absence. À l’heure ordinaire, je me levai, et je m’en fus au bureau.

Je n’étais pas fier, un peu, de cette expédition de nuit. Il me semblait que j’avais fait quelque exploit digne des quatre fils d’Aymon, et dans ma pensée je prenais en pitié mes camarades de bureau, qui certainement n’en auraient pas fait autant, à ce que je me figurais. Pourtant ce qu’il y avait de mieux dans mon affaire, c’était d’avoir marché neuf heures, sans être trop las ; pour un enfant de seize ans, ça n’était pas mal. Mais je mettais aussi en ligne de compte, d’avoir écarté les terreurs nocturnes auxquelles les enfants, et même des hommes faits, sont sujets, par suite des contes de vieilles qu’on débite dans nos campagnes.

Quoique n’aimant pas le travail que j’avais à faire, je m’y accoutumais cependant, et je m’en tirais à peu près, en sorte que ma mère, renseignée par M. Masfrangeas, était contente. Notre vie était bien simple, comme de juste avec de petites ressources. Ma mère avait depuis deux ans hérité de neuf ou dix mille francs d’une de ses tantes, et le revenu de cet argent, placé chez le notaire de Coulaures, était tout ce que nous avions pour vivre. C’était peu de chose, mais la vie était moins chère qu’à présent ; et puis mon oncle nous envoyait du Frau, presque de quoi nous nourrir. Le vin, les haricots, les pommes de terre, les châtaignes ne nous manquaient pas. Lorsqu’on faisait le confit, il y en avait toujours quatre ou cinq toupines pour nous, et lorsqu’on tuait le cochon au moulin, il nous portait du lard, de la graisse, des boudins, un anchau, un jambon, et des bons grillons arrangés avec des ciboulettes.