Page:Europe, revue mensuelle, No 190, 1938-10-15.djvu/82

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allemands, de galons arrachés à des manches de morts, en face d’une fenêtre déchirée par les éclairs violets de Paris, en entendant, quand il ne dormait pas, siffler les trains du Nord. Il ne pensait qu’à fuir, il y déployait l’adresse de ces vieux soldats rengagés qui passaient quelques semaines en subsistance à la caserne de Clignancourt entre deux séjours coloniaux, le temps de raconter des contes extravagants du cap Saint-Jacques ou du Liban, et de retrouver entre les ornières noires de la zone ou dans les rues qui montent vers la mairie du 18e des femmes qu’ils avaient encore le cœur de disputer aux souteneurs de la rue du Poteau. Simon avait rapidement appris à imiter assez exactement toutes les signatures capables de lui faire franchir le poste de garde ou la petite porte du bastion où logeaient les ménages de sergents. Ce n’était rien : on ne vit pas avec quelques permissions de minuit, qui ne vous empêchent pas de retomber au fond des mauvais rêves que fabriquent à longueur de nuit les casernes et les prisons. Simon fut vraiment fier de lui le jour où il simula assez bien une crise hépatique pour que le médecin du régiment l’envoyât passer trois semaines dans l’air confiné des salles de fiévreux au Val-de-Grâce et dans ses jardins gris de monastère classique. Il n’aimait vraiment de ses compagnons de hasard que les insoumis, les déserteurs, ceux dont le livret matricule portait les belles arabesques noires et rouges des punitions pour inconduite habituelle, les soldats insolents dont les absences illégales expiraient une heure avant de devenir désertion ; tout lui paraissait valoir mieux que cette servitude aveugle, cette rumination fiévreuse des casernes : l’hôpital, la prison, le suicide. Rien ne confond plus le commandement que le suicide par lequel un homme échappe narquoisement à toutes les menaces surnaturelles de l’armée, mais rien ne semblait plus naturel à Simon, qui reverrait toute sa vie, comme le plus déchirant symbole de l’ordre et la plus grande image du courage, le cercueil de bois blanc d’un paysan vendéen qui s’était pendu une nuit au bout de sa cravate, après soixante heures de consigne, à la rampe du dernier palier de l’escalier du bâtiment C : les officiers étaient affreusement ennuyés, les soldats rôdaient devant la porte ouverte des