Page:Europe, revue mensuelle, No 190, 1938-10-15.djvu/93

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bruits de toux. Le voisin de Simon s’assit sur son lit et sortit d’un morceau de serge verte une trompette d’harmonie ; il sonna le réveil en fantaisie, et joua une java que les hommes écoutèrent, engourdis de sommeil et perdus sous le plafond lointain de la chambrée. Simon dit à son voisin qu’il jouait bien ; le soldat qui était liant répondit qu’il s’appelait Di Maio et qu’il était soliste dans un jazz, et il sortit de son portefeuille une photo où trois jeunes hommes et une femme groupés autour d’une batterie de jazz regardaient fixement devant eux ; la peau de la caisse portait cette inscription, au dessous d’une guirlande peinte : « The Select’s Jazz ».

— C’est mes frangins et une amie, dit Di Maio. On fait les bals dans le 3e. Tu connais ?

Simon regardait les smokings des musiciens et la robe perlée de la femme qui lui rappelait Gladys :

— Si je connais, dit-il. Avant d’entrer en tôle, j’étais à Lourcine, au 23e. C’est mon quartier.

C’est ainsi que Simon avant même de rentrer parmi les hommes retomba parmi les charmes ambigus du quartier des Gobelins.

Simon alla voir Rosenthal et lui raconta les drames du plan de protection. Bernard lui reprocha de n’avoir pas pris de plus sévères précautions.

— Tes renseignements étaient de premier ordre, dit-il. Les voilà incomplets.

— Pardonne-moi, répondit Simon, je ne suis pas fait pour les complots.

— C’est dommage, dit Bernard.

M. Édouard Rosenthal était un homme lourd, aux joues molles, sur lesquelles les coupures du rasoir saignaient longtemps, malgré toutes les pierres d’alun : Bernard croyait parfois avec une sorte de colère se retrouver en lui ; il lui suffisait de regarder son père pour imaginer avec une exactitude insupportable l’avenir de son propre corps. Ce genre de prophétie vivante, d’incarnation du temps futur est assez dur quand il révèle à travers les traits de sa mère l’avenir physique d’une jeune femme qu’on commence d’aimer, plus dur s’il s’agit de soi ; il est affreux de ressembler à son père, à sa mère, de se prévoir. On ne peut consentir à vivre qu’en ignorant tout