Page:Europe, revue mensuelle, No 192, 1938-12-15.djvu/43

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seuls : il y avait alors beaucoup moins d’automobiles que maintenant et les bois de la banlieue n’étaient pas envahis par les bandes répugnantes des jours de congé, ces hommes en bras de chemise et ces femmes assises près d’eux, sans souliers, avec leurs chevilles enflées par la chaleur et leurs doigts de pied contractés dans leurs bas. Nous nous étions assis sur un tas de fougères sèches. Toute cette armée solennelle d’arbres autour de nous bourdonnait dans la sécheresse : il faisait un temps à tout oublier et j’oubliai tout, comme si j’avais été étendu auprès d’une véritable femme qui m’aurait aimé et non près d’une fillette diseuse de chapelets, avec une médaille de Lourdes en vermeil entre les seins. Je me penchai vers Jeanne et je l’embrassai ; elle était à moitié endormie, à moitié dans un rêve, elle ne résista guère que comme un oiseau qu’on étouffe. Je me rappellerai toute ma vie ces lèvres humides, tâtonnantes et froides. Je n’étais pas beaucoup plus adroit qu’elle, mais je me sentis ivre comme si j’avais remporté une grande victoire. Jeanne me dit qu’il fallait partir, en frissonnant, et me demanda si ce que nous venions de faire était très grave, mais nous restâmes encore longtemps à cette place chaude et elle me laissa caresser ses seins à travers la soie de son corsage. Je n’allai pas plus loin, mais j’étais encore assez naïf pour que cette aventure me parût merveilleusement sacrilège.

Je ne retournai au Vésinet que trois semaines plus tard ; il me semble que nous préparions alors un certificat de licence, et que je travaillais le dimanche ; Jeanne refusa ce jour-là de sortir et nous passâmes l’après-midi dans le petit salon de ma tante. Un peu avant notre départ, elle me fit signe de sortir de la pièce avec elle et elle m’emmena dans le couloir où elle m’embrassa : nous avions tous les deux beaucoup inventé en trois semaines.

Je ne sais pourquoi je te raconte cette histoire qui se termine là, puisque je ne suis plus retourné au Vésinet et que je n’ai pas revu Jeanne depuis cinq ans. Toute ma vie est faite de ces avortements. Sans doute est-ce le seul souvenir qui me console encore de ma jeunesse, bien qu’il soit légèrement sordide et empoisonné par quelques détails humiliants.

Il n’est pas nécessaire que je m’étende beaucoup sur mes