Page:Europe, revue mensuelle, No 192, 1938-12-15.djvu/49

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quaient complètement de ressentiment, de haine, ils étaient des constructeurs bien portants. Le sens de la vie éclatait sous la maladresse de leurs mots. Je devais les regarder comme un enfant qui ne sait pas courir regarde des enfants se poursuivre : jamais je ne me suis vu plus raté que parmi eux.

Je gardais pour moi ces secrets de ma nouvelle vie, je ne vous en disais rien, mais je feignais d’en savoir long ; j’ai eu une minute d’orgueil le jour où Rosen m’a presque timidement demandé à propos de je ne sais plus quelle question :

— Qu’est-ce qu’on en dit dans le parti ?

J’étais votre supérieur, votre juge chaque fois que je vous disais :

— Il faudrait tout de même que nous nous décidions à poser la question du contrôle du parti sur la revue…

— Rien ne presse, disiez-vous.

Et je répondais :

— Si nous sommes des révolutionnaires conséquents, la décision s’impose… Le P. C. est la seule force authentique au service de la révolution…

Les vacances de juillet arrivèrent. À la fin de juin, après le diplôme, Rosen et toi étiez partis. Je restai seul à Paris, je n’avais pas assez d’argent cette année-là pour aller en voyage. Je n’avais même pas Marguerite qui était dans sa famille en Bretagne.

J’habitais l’hôtel de la rue Cujas où je vis encore. Il faisait abominablement chaud et pour fuir l’asphalte en fusion, les vapeurs d’essence et de goudron, les arbres grillés, la poussière du Luxembourg, les bandes d’enfants, les amants sordides du quartier, les filles au linge douteux de la Taverne du Panthéon, j’étais lâche, j’allais voir ma mère à Neuilly : vers le bas de Neuilly, il existe une sorte de campagne villageoise. Ma mère parlait, gémissait, je fuyais bientôt sa voix ; j’allais traîner sur les pelouses de Bagatelle où des femmes de Suresnes, de Puteaux dormaient sur l’herbe et montraient leurs jambes trop blanches, où des jeunes gens jouaient au ballon dans le bourdonnement d’abeille des autos. Je montais parfois à pied jusqu’au mont Valérien, au-dessus du réservoir,