Page:Europe, revue mensuelle, No 93, 1930-09-15.djvu/24

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chose de réel à nous mettre sous la dent : ils nous arracheraient le pain de la bouche. La faim et la faiblesse corrompent nos paroles et nos premières actions : les livres qu’on nous donne ont l’air écrits dans des allées de cimetière. Les partis nous font des propositions en plein jour. Les messages que nous lançons nous retombent sur le nez. Faisons quelque chose. Mais quoi ?

Ce que font les esclaves désœuvrés. On se divertit, on boit en bandes : nuits consolatrices. On entre dans des cinémas : il y a au moins la chaleur animale, les femmes dont on touche les genoux et qu’on accompagne. Dans ces cuves sonores pleines d’éclairs blancs, les hommes vont s’oublier : ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans les cubes où se déroule ce que M. Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes.

Nous connaissons encore des femmes. Je vais en retrouver une qui tient un des tristes petits bars de la rue Saint-Jacques : son mari séché par les vents de l’Argentine circule entre Paris et Londres absorbé par des trafics que les codes commerciaux ne définissent pas : à ses retours il enfonce des flèches tricolores dans une cible de paille. Cette jeune femme purifiée des alluvions de sa ville natale n’est qu’un corps ennuyé sur les frontières d’un désert, mais ses genoux écartés, les ciseaux noirs et blancs de ses cuisses suffisent provisoirement à l’amour de la liberté, dans ces années où une bouche humide peut seule nous sortir de nos habitudes. Je me perds dans un pays sans contours fermé par les grands pans verticaux de la nuit.

Tout cela dure des mois et des mois : on veut nous faire croire que c’est la croissance, mais nous savons qu’il n’y a pas de raisons pour que cette vie finisse, puisque tous les hommes vivent comme nous, tournant