Page:Europe, revue mensuelle, No 94, 1930-10-15.djvu/67

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été pilotin ; il sauvait son âme éternelle chaque fois qu’il lançait un seau d’eau sur les planches du pont, le matin à cinq heures. Blair commande. Il lutte contre les sautes de vent, l’arrivée des grains, les courants, se méfie des lignes de récifs. Il va régulièrement d’incident en incident sans aucune complaisance pour lui-même, sans aucune idée lyrique des océans. Il connaît qu’il arrive des moments où il ne faut pas se tourner les pouces, mais décider et ordonner parce que tout dépend de la vitesse et de la sûreté d’un petit nombre de mouvements. Il est beau à voir : on l’imagine criant au directeur et au propriétaire de sa compagnie, comme le patron de la Tempête « Silence, vous autres ! À vos cabanes ! » Quand son bateau est neuf comme l’Amin, Blair apprend à connaître un objet : savoir comment les pompes à mazout fonctionnent, comment cette carcasse obéit aux tours du gouvernail à vapeur, comment elle se comporte à la lame. Il écoute les bruits du navire comme un cœur, jusqu’à le connaître comme une femme, jusqu’à s’en dégoûter comme d’une vieille épouse.

Il est complet quand il fait un métier d’homme qui a des ennemis dans les cartes, les couleurs des fonds, les directions colorées des eaux. Alors il a autant de corps que l’équipage a d’unités. Il faut voir aussi un contremaître de chaudronnerie commandant son équipe devant la presse à emboutir les grosses pièces, ou encore un chirurgien qui opère. Sans aucune analyse qui les sépare de leur action. Blair est ainsi, vivant tout le temps que dure son acte : mais il n’en sait qu’un, c’est son malheur. Le reste du temps, il n’y a pas tous les jours des tempêtes, des ports difficiles, il s’emmerde, il regarde son cargo comme une cellule, il n’arrive pas à se consoler en traitant la mer de putain. Les sentiments de la mer le secoueraient de son rire écossais : c’est une matière instable difficile