Page:Europe (revue mensuelle), n° 123, 03-1933.djvu/112

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pas, s’arrangea une petite existence indépendante, pleine de béate félicité. De prudence aussi. Car, malgré sa niaiserie, Loutchia voyait clairement combien le monde est dur avec celui qui n’a que ses deux bras et même avec celle qui n’a que sa beauté. À part cela, elle adorait son gosse. L’idée de se voir un jour retomber avec lui dans une misère qu’elle ne connaissait que trop lui faisait calculer minutieusement toutes ses dépenses et ne se permettre que le superflu qui ne comportait aucun risque, et seulement après avoir réalisé une petite économie sur son budget mensuel.

Point d’amitié féminine. Point d’amants « crampons ». Nul ne connaissait sa modeste demeure. Cependant elle aimait l’homme. Elle l’aimait hors de la maison, assez rarement et s’étant d’abord assurée que son cœur ne l’accompagnait pas dans ses escapades.

Une seule exception à cette règle sévère : Adrien. À Adrien elle aurait tout confié, son cœur et sa rente, le sachant d’une honnêteté à toute épreuve. Pendant des mois, elle lui avait écrit de nombreuses lettres, l’appelant amoureusement à Bucarest, le nommant son « sauveur », le « seul mari » de ses rêves, l’« ami unique ». Adrien ne lui avait répondu qu’une seule fois, lui conseillant de se méfier de lui autant que des autres hommes :

« Je suis ton « sauveur », admettons-le, puisque j’ai eu l’idée d’aller voir l’homme qui te devait bien le pain que tu manges aujourd’hui. Mais je ne me sens capable d’être le « mari » d’aucune femme, encore moins celui de tes rêves. Quant à l’« ami unique », bon Dieu, que ferais-tu de mon amitié ? Elle n’est pas si facile que tu te l’imagines ! »

Il redoutait la bêtise de Loutchia, se rappelant son engouement pour la lecture des faits-divers, sa conversation banale, son esprit incapable de la moindre élévation, son goût pour la frivolité propre à la petite cocotte.

Et, quand même, il avait pour Loutchia une réelle sympathie. Elle était femme. Femme chaude. Près d’elle son corps mâle avait souvent pris feu. Il l’a toujours désirée. Mais, ignorant encore l’amour, il avait évité toutes les occasions qu’elle lui offrait pour se donner à lui. C’était par crainte