Page:Europe (revue mensuelle), n° 124, 04-1933.djvu/112

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une particularité de costume ou d’attitude, et la ridiculisait en dehors de tout à-propos.

Adrien, avec sa tête dans la lune et sa myopie qui le faisaient souvent buter contre le fil de fer d’une pelouse, fut aussitôt repéré et baptisé « le jeune philosophe ». Et vas-y avec les rires et les quolibets les plus vexants ! Il dut renoncer à Cismegiu au bout de peu de temps et se contenter du voyage spirituel dans le royaume des bouquinistes du boulevard Elisabeta.

De pauvres juifs, tous, dissimulant le plus dignement possible leur misère derrière un faux-col en celluloïd et un vêtement savamment reprisé. Très intelligents ; parfois instruits ; mais, surtout, connaisseurs d’hommes et plus encore de clients, qu’ils pouvaient identifier de loin. Adrien était pour eux un de ces petits acheteurs qui ne marchandent pas trop et ne chicanent jamais. Ils n’ignoraient pas que sa bourse ne lui permettait pas toujours d’acheter le livre qui lui plaisait et, pour l’obliger, l’invitaient parfois à emporter pour un jour l’œuvre qui le faisait baver. Il refusait, se contentant de remarquer pour son expérience personnelle que le Juif n’est pas toujours le marchand vénal qu’on prétend. Ces antiquaires éprouvaient une vraie joie lorsqu’ils s’apercevaient qu’un client savait apprécier à sa valeur le livre rare ou simplement intéressant qu’il avait entre les mains, et cette joie ne venait pas de leur cupidité mais du bonheur même qu’ils remarquaient chez un client possible ou probable à la découverte d’un ouvrage réputé.

Ainsi, un des jours de sa misère la plus noire, alors qu’il n’avait pas un sou vaillant, Adrien tomba sur le Culte des héros, de Carlyle, nouvellement traduit et assez cher. Le livre avait encore l’avantage d’être très propre, neuf. Il le serra sur sa poitrine et ferma les yeux, se souvenant des beaux extraits qu’il venait de lire dans la critique des journaux.

— Vraiment ? s’exclama le bouquiniste. Vous aimez tant ce livre ?

On n’aurait su dire qui des deux était le plus heureux.

— Ah, fit Adrien, je souffre plus que si j’avais perdu ma liberté ! Je ne peux pas l’acheter. Et il partira avant ce soir.

— Je te le réserve, pendant deux jours !