Page:Europe (revue mensuelle), n° 143, 11-1934.djvu/67

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d’indiscipline et d’indépendance soufflait. Nos officiers nous « reprirent en main ». Lorsque nous entrâmes en Rhénanie, nous ne faisions pas figure de vainqueurs, mais d’une troupe vagabonde et boueuse. Nous n’arrivions pas les premiers, comme un corps d’élite, musique en tête ; c’était le gros de nos armées qui occupait peu à peu la rive gauche du Rhin.

Après avoir traîné encore quelques temps, le groupe s’installa dans un village. C’est là que je vis venir le printemps et goûtai un bonheur que ma condition de deuxième canonnier servant rendait précaire. Mais j’avais 20 ans, c’était la première fois que je voyais fleurir les arbres, je pensais assez fermement que nous venions de vivre « la dernière des guerres ». Le village s’appelait Steinweiller, les maisons en étaient peintes à la chaux, ornées de fleurs ; d’un côté du village, des bois s’étendaient, de l’autre une plaine immense où coulait le Rhin. Nous logions chez l’habitant. Hé ! je n’éprouve aucune peine, cette fois, à trouver de bons souvenirs. Dans une ferme, moi et trois camarades occupions une soupente garnie de deux lits. Nous mangions avec le fermier et sa famille ; nous en recevions du beurre, du lait, des œufs, en échange nous donnions du sucre, du café, du pain blanc. Le père avait une barbe rousse, des yeux bleus, la mère un visage doux et souriant, nous les appelions « mutter », « fatter », et leurs deux filles, jeunes et fraîches, étaient bien entendu des « gretchen ». Sur la cheminée était posée la photographie d’un soldat allemand : le fils, tué devant Verdun. Souvent, nous recevions la visite d’une fille déjà mariée et de son époux : le fritz — ça devenait un mot amical — et nous nous racontions, dans quel horrible jargon ! nos exploits. Le fritz avait combattu en Champagne, en face de nous, on riait ! Il criait : « Capout, la guerre ! » et nous reprenions son cri, avec un peu plus de haine, parce que nous, les vainqueurs, portions encore l’uniforme ; et nous