Page:Europe (revue mensuelle), n° 96, 12-1930.djvu/120

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

rais, personne ne peut vivre dans l’Embouchure.

— Est-ce beaucoup, douze francs ? demanda Toudorel.

— C’est une paire de bottes ! chuchota Zamfir, les yeux pleins de haine. Mais qui porte des bottes, chez nous, qui ? Et où prendre les douze francs ? Si tu fouilles les trois quarts du village, tu ne les trouveras pas.

— Comment avez-vous fait, alors ?

— Comment nous avons fait ? Eh bien : tout d’abord, chacun a coupé son jonc et sa massette, comme auparavant. Puis, le garde a surgi. (Il y a maintenant, pour les marais comme pour les récoltes, un garde turc avec un fusil.) Et le Turc a conduit tout le monde à la « cour ». Là le boyard nous a dit :

— Pourquoi avez-vous coupé sans premis ?

Personne n’avait rien compris. Les nôtres restaient là, plus bêtes que de coutume. Ils se regardaient les uns les autres, le bonnet à la main. Alors le boyard a frappé du pied :

— Êtes-vous sourds ? Je vous demande : pourquoi avez-vous coupé mon jonc, ma massette, sans premis ?

— Son jonc ! Sa massette ! C’est tout ce qu’ont pu dire les nôtres. Ils l’ont dit tout bas, mais le ciocoï l’a entendu, et il s’est jeté sur nous, avec son fouet :

— Oui : mon jonc, oui : ma massette !

C’est ainsi qu’il nous a chassés, tous. Voiture et bêtes sont restées là :

— Vous enlèverez votre fouillis quand vous aurez payé les douze francs ! a-t-il dit encore.

Zamfir soupira profondément.

Personne, à part une dizaine de laitiers aisés, ne pouvait payer. Tu sais que chez nous l’argent est aussi rare que le pain. Nous vivons sans argent comme nous vivons de mamaliga, Tout notre travail, c’est pour nos bouches, et celles de nos bêtes.