Page:Europe (revue mensuelle), n° 98, 02-1931.djvu/76

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elle payait de sa personne jusqu’à l’épuisement et trouvait une consolation justifiée dans sa propre détresse. Du moment qu’elle souffrait comme tous les autres, la vie lui semblait supportable ; parfois joyeusement.

Ce n’était plus la même chose, à Braïla, où elle se savait riche.

Durant ce terrible hiver, plus d’une fois elle était restée muette devant une femme qui lui débitait sa souffrance et celle des siens, pour, à la fin, la laisser partir, un secours mesquin dans les bras : dix kilos de bois, un bout de savon, un pain. Plus d’une fois, également, elle avait dévasté le dépôt de marchandises, prenant en cachette des masses de vivres et les remettant aux affamés ; souvent, allant les leur porter elle-même, aidée par Catherine, Zamfir et Toudorel, — jusqu’au jour où, surprise par Sima, deux gros verrous lui enlevèrent toute chance de récidiver.

— Tu es folle ! lui disait-il. De ce train-là, nous serons bientôt nous-mêmes réduits à la mendicité !

« Bientôt ! » D’abord, cela ne lui faisait rien, puis, elle savait maintenant que, donnant dix fois plus qu’il ne donnait, son mari n’en serait pas moins resté presque le même homme à la fortune inépuisable.

Vers la fin de l’hiver, c’est-à-dire, au comble de la misère qui s’étalait sous ses yeux, elle alla prendre le gouvernail des trois établissements, — taverne, épicerie, restaurant, — s’y installant la première et les quittant la dernière. C’était justement à l’époque où Sima reprenait ses courses, ses affaires en ville. Il la laissa faire, l’observa de près et, s’apercevant de ses incontestables aptitudes, donna ordre qu’on lui obéît.

Ce fut une consternation pour tout le personnel, le tejghetar compris. Plus de caisse que dans ses mains à elle. Plus de commande de marchandises,