Page:Eyma, Les peaux noires, Lévy, 1857.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en temps ordinaire, s’entend déjà à un kilomètre de distance, devient un rugissement dont le concert de cent pièces de canon pourrait à peu près donner une idée. Elles sont alors si hautes, qu’en les voyant accourir de loin avec la rapidité d’un cheval emporté, il semble qu’elles vont engloutir la moitié de l’île. Quand certaines de ces lames s’abattent sur le rivage ou vont se défoncer contre quelque rocher géant qu’elles frappent insolemment jusqu’au front, le cœur en est ébranlé.

En ces moments-là, il est tout simplement impossible aux longues et robustes pirogues en usage pour les communications dans cette partie de l’île de prendre la mer et surtout de la tenir. C’est à peine si, par les jours de calme houleux, que j’ai dit être l’état normal de ces parages, l’embarquement est praticable pour tous autres que certains nègres, spécialement voués à ce service, et qui y ont été élevés. Ces gens-là ont une expérience toute particulière des jeux, des caprices et des secrets de ces flots. Ils savent, par exemple, après quelle succession rapide d’un nombre déterminé de lames survient un répit de quelques secondes. — « C’est le moment où la mer prend haleine, » disent-ils. — Eux seuls ont l’habitude et l’habileté de profiter de ce répit, soit pour pousser un canot au large, soit pour accoster le rivage.

Aussi les Caraïbes, au fur et à mesure que la civilisation les chassait de leur domaine, s’étaient-ils retranchés dans le nord de l’île, ayant ainsi pour remparts, d’un côté, des montagnes inaccessibles encore, de l’autre cette mer furieuse sur laquelle les Européens n’osaient pas s’aventurer. Ce sont les Caraïbes, d’ailleurs, qui, par tradition, ont formé les marins aptes à cette navigation côtière ; ils en ont même conservé le monopole dans celles des îles où il reste des débris de leur race.