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LES JARDINS FÉERIQUES DE LA RENAISSANCE ITALIENNE

belle, Melissa imagine un stratagème qui en triomphe, et brouille ainsi cet honnête ménage. Pourquoi cette coupe ? Pourquoi ce nouvel aspect de Melissa ? M. Pio Rajna nous l’apprend : c’est parce que Melissa n’est autre que Morgane, la sombre fée des romans d’aventure, la fée de la Table Ronde. Bien que le nom de Morgane soit donné par l’Arioste à une sœur d’Alcine, Morgane revit en Melissa et garde encore la tombe de celui qui fut son maître : l’enchanteur Merlin. Le trait de la coupe, que l’Arioste prête à Melissa, appartient également à Morgane.

Si Shakespeare eût créé cette Morgane-Melissa, il l’eût douée d’un regard ardent, inoubliable comme une énigme. Étrange vision que celle de cette femme échevelée aux yeux hagards, qui semble tout oublier du présent pour n’écouter que la voix de l’avenir et du passé — ces deux éternités de l’homme, dirait Pascal, — entre lesquelles le présent n’est que l’imperceptible point. Les événements ne défilent devant elle que comme la préparation des temps futurs. Après ses douloureuses amours, après ses apparitions au bord des fontaines, après ses dons aux naissances des preux, après ses retraites dans l’île d’Avalon ou dans la forêt de Brocéliande, cette triste et passionnée Morgane serait là, gardienne mystérieuse d’une tombe, demandant au passé le secret de cet avenir.

Cette conception est d’un poète, et, surtout, d’un poète de la Renaissance. Le véritable enchanteur de cette époque, c’est le passé païen auquel on demande toutes les leçons de la vie, c’est l’esprit de la Grèce qui plane sur les sarcophages de marbre, et qui parle en usant de la voix de Platon ou de Sophocle, sortie, harmonieuse et vivante, des ruines et des