Page:Félix-Faure-Goyau - La vie et la mort des fées, 1910.djvu/348

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
336
LA VIE ET LA MORT DES FÉES

poésie, sinon pour y imprimer, çà et là, de lourdes meurtrissures. Comme la fée Morgane du moyen âge, il aimait à se transformer en justicier des causes lointaines ; c’est ainsi qu’il fit évader du couvent, où sa famille l’avait enfermée, une jeune Italienne, Emilia Viviani, pour laquelle il s’enthousiasma d’abord, et dont il se plaignit ensuite. Mais il ne songeait plus sans doute à cette Harriett Westbrook, qu’il avait épousée et rendue mère, puis abandonnée pour Mary Godwin, de sorte que la malheureuse s’engagea dans d’autres liens, et finit par mourir désespérée.

Nietzsche a tort quand il s’imagine proposer aux hommes un devoir difficile en leur parlant d’aimer « le plus lointain » ; il est souvent plus malaisé d’aimer le « prochain », dont on n’ignore aucune misère, aucune défaillance, aucune petitesse. Il était plus ardu de ne pas briser le cœur d’Harriett Westbrook, qu’il ne le fut de vouer beaucoup de peines et d’efforts à l’évasion d’Emilia Viviani, d’autant plus qu’Emilia Viviani, inspirant à Shelley son Epipsychidion, fit refleurir dans un cerveau de poète le vieux rêve des îles heureuses, qui parfume nos romans féeriques du moyen âge.

C’est une de ces îles élyséennes de la mer Égée ; elle flotte dans la double lumière bleue du ciel et de la mer ; à travers l’azur, un chemin s’offre à ceux qui veulent y atteindre. Comme tout se dessine en féerie dans l’imagination de Shelley ! Il propose à Emilia de prendre pour barque un albatros, dont le nid est un « éden lointain de l’Orient empourpré ». C’est toujours, dans la transposition éclatante du dix-neuvième siècle, l’île ensoleillée et fleurie du Dialogue de Merlin et de Talgesin ; c’est aussi le jardin