Page:Fénelon - De l’éducation des filles. Dialogues des morts.djvu/168

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ulysse. — J’avoue que je ne puis assez m’étonner de votre stupidité.

Grillus. — Belle merveille, qu’un cochon soit stupide ! Chacun doit garder son caractère. Vous gardez le vôtre d’homme inquiet, éloquent, impérieux, plein d’artifice, et perturbateur du repos public. La nation à laquelle je suis incorporé est modeste, silencieuse, ennemie de la subtilité et des beaux discours : elle va, sans raisonner, tout droit au plaisir.

Ulysse. — Du moins vous ne sauriez désavouer que l’immortalité réservée aux hommes n’élève infiniment leur condition au-dessus de celle des bêtes. Je suis effrayé de l’aveuglement de Grillus, quand je songe qu’il compte pour rien les délices des Champs Élysées, où les hommes sages vivent heureux après leur mort.

Grillus. — Arrêtez, s’il vous plaît. Je ne suis pas encore tellement cochon, que je renonçasse à être homme, si vous me montriez dans l’homme une immortalité véritable ; mais pour n’être qu’une ombre vaine après ma mort, et encore une ombre plaintive, qui regrette jusque dans les Champs Élysées, avec lâcheté, les misérables plaisirs de ce monde, j’avoue que cette ombre d’immortalité ne vaut pas la peine de se contraindre. Achille, dans les Champs Élysées, joue au palet sur l’herbe ; mais il donnerait toute sa gloire, qui n’est plus qu’un songe, pour être l’infâme Thersite au nombre des vivants. Cet Achille, si désabusé de la gloire et de la vertu, n’est plus qu’un fantôme ; ce n’est plus lui-même : on n’y reconnaît plus ni son courage ni ses sentiments ; c’est un je ne sais quoi, qui ne reste de lui que pour le déshonorer. Cette ombre