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FIERTÉ DE RACE

veuve du notaire sur Lucienne. Et elle ajouta ces paroles qui stupéfièrent la jeune fille :

— D’ailleurs, les Anglaises dépassent de beaucoup les Canadiennes par leur élégance et leur distinction.

— Oh !… ma tante, s’écria Lucienne avec une petite moue chagrine et moqueuse à la fois, ne vous abaissez pas ainsi, car vous êtes une canadienne ; si vous ne surpassez pas Mme Hartley en distinction, vous l’égalez bien, il me semble.

— Vraiment, chérie ? fit Mme Renaud très flattée. Et elle se rengorgea avec un sourire de fausse modestie.

— Et je ne pense pas me tromper, ma tante, en ajoutant que nos Canadiennes égalent bien vos Anglaises sous tous les rapports.

— Mes Anglaises !… Tu as l’air de dire ça…

— Oh ! ne vous fâchez pas, ma tante. Je dis ça, c’est vrai ; mais je les connais encore si peu.

— C’est juste, tu ne les connais pas. Mais tu les connaîtras ou tu apprendras à les connaître ; et alors tu conviendras qu’elles sont supérieures aux femmes de notre race. Il en est de même des Anglais comparés aux Canadiens.

— Les Anglais aussi, ma tante ? fit Lucienne, décidément très étonnée de voir sa tante si entichée de la race anglaise.

— Mais, oui, chérie, répliqua Mme Renaud avec un sourire convaincu, nos Canadiens ont tout simplement l’air de sauvages, c’est pitoyable !

— Ma tante, je ne suis pas sûre de cela.

— Non ? Veux-tu t’en convaincre ?

— Comment ?

— Prends au hasard une famille canadienne et une famille anglaise. Tu m’entends ?

— Oui.

— Mets ces deux familles côte à côte.

— Après ?

— Durant huit jours, seulement, étudie, observe et compare leur existence, c’est-à-dire leur mode de vivre.

— Bien.

— Oh ! tu n’as pas besoin de rire, Lucienne, c’est sérieux.

— Je souris seulement, ma tante.

— Tu as l’air de te moquer de moi…

— Oh ! ma tante, vous me jugez mal ! Ensuite, qu’arrive-t-il entre cette famille canadienne et cette famille anglaise.

— Tu ne le sauras pas, répliqua la tante très formalisée. Quand je parle sérieusement, je n’aime pas qu’on me rie au nez.

— Mais, ma tante, je vous assure…

— Eh bien ! explique-moi ton sourire ironique de tout à l’heure !

— Mon Dieu, ma tante, c’est bien simple : je trouve étrange que vous aimiez tant les Anglais !

— C’est parce que je les connais, Lucienne. Oh ! si j’avais su…

— Quoi donc, ma tante ?

— Mais non, mais non, je ne savais pas… j’étais si jeune et sans expérience ! Et puis, c’est fait il est trop tard maintenant. Seulement, ma chère, je ne veux pas que tu fasses la faute que j’ai commise.

— Vous avez commis une faute ? s’écria l’orpheline très surprise.

— Mais non, petite, tu me comprends mal. Je voulais dire une erreur… Mais laissons ce sujet. Tiens ! j’oubliais de te demander comment tu trouves M. Hartley.

— Bien, ma tante… très bien.

— N’est-ce pas ? Oh ! c’est un garçon qui promet gros ! Tu sais, il s’en va à Yale… oui, ma chérie, il va faire un stage de trois ans à l’Université de Yale. C’est chic, n’est-ce pas ? Inutile d’ajouter qu’il a le plus bel avenir devant lui. Il possède déjà la fortune, et cela se comprend : il est fils unique et fils adoré. Et puis, il est si bon… il a tant de talent !

— Quel âge a-t-il, ma tante ?

— Vingt-deux ans, je crois. On dit qu’il se mariera à son retour de Yale.

— Il est fiancé ?

— Non, pas encore ; mais on le fiancera.

— Avec une anglaise, naturellement

— Cela dépend, répondit Mme Renaud avec un sourire mystérieux ; cela dépend, ma chérie, de celle qui saura le conquérir. Cette conquête pourrait fort bien être faite par une canadienne.

— Vous croyez ?

— Je dis que cela peut se faire, Lucienne. Oh ! comme j’envierais le sort de cette jeune fille privilégiée qu’on appellera respectueusement « Madame Hartley » !

Lucienne venait de quitter le piano pour aller s’accouder à la fenêtre qui donnait sur la verdure du parterre. Les dernières paroles de Mme Renaud avaient troublé la jeune fille, et elle ne voulait pas que ce trouble fût remarqué de sa tante. En dépit de la riante matinée de ce jour, malgré l’enivrante musique de la nature animée que Lucienne pouvait entendre de sa fenêtre, malgré le murmure joyeux de la brise dans les feuillages du parterre, une indéfinissable tristesse envahit la jeune fille. Ce jour-là, elle regretta la campagne paisible et son ciel clair. Une lourdeur énorme pesa sur son esprit, elle se sentit comme cerclée de lourdes chaînes, et le toit qui l’abritait lui sembla une prison.

Qu’allait-elle devenir ?

Elle n’osait pas se le demander, tellement l’avenir l’effrayait.

Pourtant, elle allait bientôt connaître toute la réalité de sa situation.

Mme Renaud rompit le silence.

— On dirait que tu t’ennuies, Lucienne ?

La jeune fille fit acte de volonté pour ne pas laisser paraître sur son visage les impressions de son esprit, et elle répondit avec un sourire :

— Mais non, ma tante, je ne m’ennuie pas.

— Tu as l’air bien rêveur ce matin.

— C’est un peu ma nature, ma tante.

— Oui, c’est un peu la nature des gens qui vivent à la campagne.

— Vous avez l’air de les plaindre ces gens-là, ma tante, comme les plaint ou les méprise Mme Foisy.

— Mon Dieu, non, je ne les méprise pas le moins du monde. Qu’est-ce que ça me fait du moment qu’ils aiment cette vie-là ! Mais pour une jeune fille comme toi, l’existence est bien plus agréable et avantageuse à la ville.