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FIERTÉ DE RACE

XI

La volonté de Mme Renaud


Le facteur sonna à la porte de Mme Renaud.

Il remit une lettre adressée à Lucienne.

Longtemps Mme Renaud examina l’écriture… une écriture masculine, elle ne s’y trompait pas ! À plusieurs reprises elle retourna l’enveloppe de ses gros doigts. Ses sourcils se fronçaient, ses lèvres s’agitaient, tout son être paraissait tiraillé par une curiosité formidable. De temps à autre elle prêtait l’oreille et levait un œil inquiet vers le plafond ; puis elle se remettait à examiner l’enveloppe d’une main tremblante.

— Cette lettre ne vient pas du jeune Hartley, murmura-t-elle au bout d’un moment. Je connais son écriture. De qui cela peut-il être ?

Elle palpait encore la lettre, la soupesait, la retournait en tous sens, comme fait un brocanteur qui estime mentalement la valeur d’un objet qu’on lui offre en gage.

À la fin, elle parut prendre une décision et appela :

— Lucienne !

De l’étage supérieur la voix de la jeune fille répondit à l’appel :

— M’appelez-vous, ma tante ?

— Oui… C’est le facteur qui vient d’apporter une lettre pour toi.

— Une lettre ?… Je descends, ma tante.

Mme Renaud ébaucha un sourire qui parut signifier : « Je saurai bien tout de même… » Car elle se figurait, elle pensait que Lucienne ouvrirait cette lettre devant elle et qu’elle en connaîtrait l’auteur.

Lucienne parut. Elle était pâle, amaigrie et d’une démarche chancelante.

— C’est une lettre pour moi, avez-vous dit ?

— Oui, chérie, une lettre de Québec.

— Merci, dit la jeune fille en prenant la lettre des mains de Mme Renaud.

Elle jeta un rapide coup d’œil sur la suscription. Malgré l’effort qu’elle dut faire pour ne pas laisser voir ses impressions intérieures, son front blanc s’empourpra violemment.

Mme Renaud sourit, certaine qu’elle était que Lucienne allait se trahir et livrer le secret de cette lettre.

Mais déjà la jeune fille regagnait sa chambre.

— Tu ne la lis pas ? demanda Mme Renaud désappointée.

— Je vais la lire dans ma chambre, ma tante.

Elle s’éloigna lentement.

Mme Renaud fit une grimace de dépit et elle se dit avec une sourde colère :

— C’est bon va… Mais je saurai bien de qui vient cette lettre. Et alors, nous verrons…

Tremblante, agitée, Lucienne était remontée à sa chambre. Avant de briser l’enveloppe, elle l’examina longuement, comme si elle eût redouté de prendre connaissance de son contenu.

Enfin, elle s’y décida d’une main fébrile, pendant que sur ses lèvres ce nom expirait :

— Georges !….

Elle lut :

« Mademoiselle »,

« Vous n’avez pas daigné répondre à ma lettre du mois de juin dernier. Malgré votre silence, j’avais conservé un secret espoir. Mais voilà que j’apprends votre mariage prochain avec M. Hartley… Et, pourtant, vous m’avez laissé des espérances ! Vous m’avez laissé sentir que vous m’aimiez ! Vous n’étiez donc pas sincère, puisque, aujourd’hui, vous en épousez un autre ? Et moi, j’ai cru — étais-je fou ! — oui, j’ai cru à votre amour ! J’en ai vécu ! Maintenant, j’en meurs ! Parce que vous m’avez trompé, mademoiselle, ma vie est brisée. Mais je ne vous en veux pas : c’est ma faute ! Ceci, on me l’a dit, prouvé ! Je ne peux donc vous reprocher quoi que ce soit. Au contraire, je viens vous souhaiter heureuse vie et vous dire de penser quelquefois qu’il est de par le monde un misérable qui vous a abandonné toute son âme ! Je vous dis donc un éternel adieu !… »

Georges…

Après lecture de cette lettre, Lucienne demeura renversée dans sa berceuse, le visage livide, le sein soulevé de sanglots, les lèvres crispées par l’effort d’une douleur difficilement contenue. Ses yeux bleus, comme agrandis dans le cercle de bistre qui les cerclait, demeuraient fixes, brillants, secs.

Elle demeura longtemps dans cette position. Dans ses mains demeurait la lettre froissée convulsivement. Les ombres du crépuscule avaient envahi la chambre, et les objets, les meubles autour de la jeune fille ne conservaient plus qu’une forme vague.

Son nom, prononcé d’en bas par Mme Renaud, la fit sortir de sa torpeur.

— Lucienne… on t’attend !

La jeune fille fit un effort sur elle-même pour se lever. Elle plia soigneusement la lettre de Georges et l’enfouit dans son corsage.

D’en bas montaient des odeurs de cuisine agréables. C’était l’heure du souper.

Cinq minutes plus tard, Lucienne pénétrait dans la salle à manger où elle trouva M.  et Mme Renaud, assez tristes tous deux, en train de manger leur soupe.

— Comment ça va, petite ? demanda M. Renaud avec une tendre compassion.

— Assez bien, mon oncle, répondit Lucienne en prenant sa place habituelle en face de Mme Renaud.

Celle-ci avait à ses lèvres un sourire fade. Elle ne prononça pas un mot.

Le souper fut silencieux.

La jeune fille mangea peu et très lentement, sans jeter un regard à M. Renaud ou à sa tante.

Mme Renaud observait Lucienne à la dérobée, et son sourire fade s’amplifiait, devenait fielleux.

M. Renaud, lui, roulait de gros yeux de sa femme à sa nièce et de sa nièce à sa femme, comme s’il se fût demandé quoi d’anormal existait entre sa femme et Lucienne.

Il est certain que sur cette petite famille qu’on avait vue si gaie déjà, un malaise pla-