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FIERTÉ DE RACE

nait. Dans l’air flottait l’approche d’un de ces orages dont la violence cause souvent des dommages irréparables.

Et M. Renaud sentait cet orage approcher et peut-être s’en effrayait-il : car, chaque fois que sa main prenait un ustensile quelconque, cette main tremblait sensiblement. Une fois, il échappa une cuillère, et la chute de cet objet produisit un bruit étrange dans l’effrayant silence qui demeurait. À ce bruit, Mme Renaud décocha à son mari un regard chargé de tempêtes, M. Renaud rougit, toussa, faillit s’étouffer d’une bouchée trop grosse et prise trop à la hâte, et se remit à sa besogne un peu plus inquiet. Lucienne parut demeurer étrangère à cette petite scène, et elle acheva lentement et tristement son dessert.

Mme Renaud, qui achevait aussi, demanda avec une feinte compassion :

— As-tu bien mangé, chérie ?

— Oui, ma tante, très bien, répondit la jeune fille d’une voix presque indistincte.

M. Renaud, qui avait pu reprendre un peu d’aplomb et rassuré par ces paroles entre la tante et la nièce, remarqua, en mâchonnant une croquette de fromage :

— Tu as l’air plus malade, petite, que ces jours derniers ?

— Je suis bien, mon oncle, je vous assure.

Mme Renaud, qui venait d’avaler un reste de café, essuya ses grosses lèvres et dit :

— Si tu n’es pas tout à fait mieux, chérie, je pense que la bonne nouvelle que j’ai à t’annoncer ne manquera pas de te faire un grand bien. Ces paroles furent soulignées par un sourire d’hyène.

Lucienne regarda sa tante avec surprise, le sourire de celle-ci la glaça, elle eut peur.

— Oui, ma chère enfant, continua Mme Renaud en accentuant son sourire assassin, c’est un avenir brillant qui s’offre à toi. Tu ne devines pas ?

Hélas ! elle ne devinait que trop, la pauvre fille ; car la lettre de Georges flamboya dans son souvenir, et son mariage annoncé avec Hartley — mariage dont elle ne savait rien elle-même — la tua presque.

Elle voulut réagir contre la défaillance qui l’envahissait, elle puisa dans sa volonté l’effort, nécessaire pour recevoir l’attaque terrible qu’elle appréhendait et redoutait. Mais elle se sentait si faible qu’elle eût à ce moment imploré la protection du premier venu. Oh ! comme à cette minute suprême elle se fût jetée avec ivresse dans les bras de celui que son cœur appelait vainement ! Si Georges eût été là, elle lui aurait crié : « Prenez-moi… emmenez-moi ! ». Mais elle était seule avec l’ennemi terrible, sa tante. Pourtant, il y avait là son oncle… son oncle dont elle connaissait la tendresse… son oncle qui l’avait toujours défendue… Elle lui jeta un regard de détresse.

Pauvre oncle, que pouvait-il ?… Tête basse, mâchonnant un reste de fromage, M. Renaud n’osait regarder ni sa nièce ni sa femme. Il était lui-même sous l’empire d’une gêne mortelle qui avait presque l’apparence de l’épouvante.

Apres un moment de lourd silence, Mme Renaud toussotta et reprit :

— Lucienne, le temps est venu de songer sérieusement à ton avenir. Tu sais si nous t’aimons, ton oncle et moi ? et nous ne pouvons vouloir que ton bonheur.

Mme Renaud disait « nous », afin de dégager un peu de sa responsabilité et d’en faire peser une part sur l’oncle qui demeurait tout à fait étranger aux manigances de sa conjointe.

Tout de même, M. Renaud, sans savoir au juste où voulait aboutir sa vénérable moitié approuvait de la tête chaque parole prononcée par Mme Renaud.

Celle-ci poursuivit :

— Donc, ma chérie, nous avons décidé de te marier !…

Lucienne redoutait depuis quelque temps d’entendre une telle décision exprimée par sa tante, et cependant les paroles de Mme Renaud frappèrent la jeune fille de détresse. À cette détresse se mêla la révolte, puis l’indignation la fit frémir, et peu après ce fut comme un voile d’horreur qui enveloppa son âme. Et pour ne pas laisser pénétrer les sentiments divers qui, à cette minute, se partageaient âprement son esprit et son cœur, Lucienne demeura calme d’apparence.

Le silence qui avait suivi avait paru plus lourd, funèbre presque. M. Renaud, très gêné, fort mal à l’aise, ne sachant que faire pour se donner un certain aplomb qu’il ne parvenait pas à trouver depuis un moment, toussa, bâilla, remua rudement ses ustensiles, plia et déplia sa serviette pour, enfin, pousser un « hem » formidable et pour se rapetisser ensuite, sur sa chaise où il demeura comme un chat battu.

Mme Renaud, qui n’avait pas cessé de regarder sa nièce avec son sourire de bête fauve, reprit :

— Ce soir, ma chérie, tout à l’heure, je pense bien Mme Hartley et son fils seront ici, venus expressément pour recevoir ta réponse. Je sais bien que tu ne refuseras pas un si beau parti, et que tu t’en réjouis déjà à l’avance. C’est que j’ai deviné depuis longtemps tes aspirations — je devrais dire « tes secrets » — et je les ai devancés.

Cette fois, la bonne tante oubliait son « nous » ! Maintenant que le coup était porté sans que Lucienne ne parût se cabrer, Mme Renaud retrouvait toute l’audace dont elle s’était armée. De ce moment, pensait-elle, elle pouvait frapper coup sur coup sans qu’il y eût danger pour elle de représailles. Et elle ajouta :

— Je puis te dire encore, ma chère enfant, que j’ai assuré Mme Hartley et son fils d’une réponse favorable de ta part. Me suis-je trompée, chérie ? acheva Mme Renaud avec un miaulement de chatte qui vient de sauter sur sa proie menue.

Ces dernières paroles de sa tante bouleversèrent Lucienne davantage. Elle voulut crier son horreur… un hoquet s’étouffa dans sa gorge serrée. Son sein fut secoué par un tumulte terrible, un étourdissement la fit vaciller sur sa chaise, et par crainte de tomber à la renverse elle cacha son visage livide.

Mme Renaud feignit de croire à une joie mal contenue et poursuivit :