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FIERTÉ DE RACE

tout cela, et je vous remercie. Vous avez été généreuse et je suis reconnaissante. Vous m’avez aimée, et je vous aime, ma tante. Vous rappelez-vous, il y a déjà un peu plus d’une année, un soir que j’étais triste sans savoir au juste pourquoi, vous m’avez demandé si je ne voulais pas retourner chez mon oncle, à Saint-André ? Je vous ai dit que je ne voulais plus vous quitter, que près de vous j’étais très heureuse. En vous j’avais trouvé le cœur d’une mère, et j’étais votre enfant. Mon oncle, c’était mon père. Je vous l’ai dit ce soir-là, ma tante, vous en souvenez-vous ?

— Oui, Lucienne, je m’en souviens, et tu m’as fait bien plaisir ce soir-là, répondit Mme Renaud, qui malgré elle, se sentait touchée profondément par l’accent si tendre de la jeune fille.

— Eh bien ! j’étais heureuse de vous faire plaisir, ma tante, parce que vous m’aviez accoutumée à une existence de douceur et de joie. Toute ma confiance reposait en vous. Or, savez-vous ce que je me demande aujourd’hui avec effroi ?

— Quoi donc, chérie ? miaula Mme Renaud.

— Je me demande pour quelle raison vous voulez vous débarrasser de moi !

À ces mots Mme Renaud frémit, les traits de son visage se durcirent, elle demanda d’une voix rude :

— Qu’est-ce qui te fait penser que je veuille me débarrasser de toi ?

— Vous voulez me marier à M. Hartley !

— Et après ? interrogea durement Mme Renaud.

— Je n’aime pas M. Hartley.

— Ah ! ah ! ricana Mme Renaud, nous y voilà enfin ! Oh ! maintenant je te comprends. Tu n’aimes pas M. Hartley, parce que… un autre… quelque fourbe individu a pris ton cœur ?

— Je vous assure, ma tante…

— Tu n’aimes pas M. Hartley, parce que c’est un garçon de bonne éducation, d’excellente famille, de belle fortune, par le fait que tu t’es éprise — oh ! oui, je t’ai devinée depuis longtemps, va ! — oui, parce que tu t’es éprise de quelque voyou, d’un de ces petits jeunes hommes pédants, frais, comme on dit vulgairement, de ces petits hommes qui n’ont pour toute parure comme pour toute fortune que leurs faux cols empesés chez le chinois, leurs cravates rouges ou bleues, guindés dans de petits costumes de poupée, sans le sou, sans position sociale, vivant d’expédients, accrochés souvent aux jupons des filles de rien… Dis-moi donc, Lucienne, si c’est à une telle enseigne que tu as porté ton cœur ? Dis-moi donc si c’est là où tu as placé ton avenir ?… Mauvais placement, ma fille, c’est moi qui te le dis !

— Eh bien ! ma tante, pour vous prouver que je suis franche et pour obtenir votre confiance, je vous dirai que je préférerais unir ma destinée à l’un de ces jeunes hommes, pourvu qu’il fût de ma race, que de l’unir à un étranger honorable et fortuné.

— Oui-da ! ricana Mme Renaud. Vraiment ma fille tu as d’étranges idées !

— Qu’importe ! si elles sont vraies.

— Mais j’espère, s’écria Mme Renaud en se rebiffant, que tu ne prends pas M. Hartley pour un étranger ?

— C’est un anglais !

— Il est canadien aussi !

— Il n’a pas dans ses veines le sang de ma race !…

— Quelle importance cela a-t-il ! Si M. Hartley n’est pas de ta race, ce n’est toujours pas un barbare !

— Je suis avec vous, ma tante, et je puis vous assurer que j’estime hautement M. Hartley et ceux de sa race qui lui ressemblent. Nous avons en Canada, et plus particulièrement à Québec, de très bons anglais. Mais, tout bons qu’ils sont, ces anglais ne sont pas des français !

— Qu’est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve que nous ne pouvons pas nous mêler. Cela prouve que pour conserver notre nationalité française, pour la développer, la fortifier, nous ne pouvons mêler notre sang à un sang étranger. Car le jour où le sang anglais et le sang français se fusionneront, nous ne serons plus une race française.

— Tu ne veux toujours pas prétendre que les Anglais sont pour nous des ennemis dangereux ?

— Vous me comprenez mal. Je dis que nous ne pouvons pas avec nos amis anglais dépasser les bornes des relations sociales. Mais au point de vue de l’union conjugale, nous ne pouvons pas même nous approcher, puisque tout nous sépare : le caractère, la langue, la religion.

— Prends-tu les Anglais pour des gens sans religion, des gens sans Dieu ?

— Je ne dis pas cela. Je sais bien que les Anglais ont un Dieu comme nous ; seulement nous ne l’adorons pas de la même façon, et cela suffit à créer un abîme.

— C’est l’imagination qui fait cet abîme.

— Oh ! je sais bien, moi, qu’il n’est pas imaginaire, puisque je m’y sens aller, je sens l’attraction irrésistible de ses profondeurs dès qu’on me pousse vers lui. Ma tante, ajouta Lucienne avec un accent de désespoir qui aurait dû toucher Mme Renaud, ne me mariez pas à M. Hartley.

— Je t’ai promise, il est trop tard !

— Il n’est jamais trop tard pour empêcher un malheur qu’on a prévu !

— Tu seras heureuse, Lucienne, M. Hartley t’aime tant… Il se fera ton adorateur.

— Eh bien ! moi, je le haïrai, je le sens ; et plus il m’adorera, plus grandira ma haine. Cette haine je la lui communiquerai, et alors… Vous voyez bien, ma tante, que c’est impossible que j’épouse M. Hartley !

— Lucienne, dit Mme Renaud sur un ton concentré, c’est assez de pleurnicheries ! J’ai promis, je tiendrai… que cela suffise !

Avec ces dernières paroles le ton de Mme Renaud fut tranchant.

Lucienne se leva. Une flamme terrible éclata dans la prunelle de ses yeux bleus. Une sorte de défi se dessina dans la fierté de son attitude, et d’une voix sombre, basse, farouche presque la jeune fille prononça :

— Je ne serai jamais la femme de Hartley !

Mme Renaud sauta hors de sa chaise. Me-