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JEAN DE BRÉBEUF

robe noire… elle ne les oubliera jamais !

Et chose étonnante, dans la tâche formidable qu’ils avaient embrassée, rien ne les avait rebutés !

Jean de Brébeuf moins que les autres. Jour et nuit il avait traversé les forêts, passé les lacs, franchi les monts, abattu les bois pour y planter des villages, et il ne s’était jamais lassé. Dans son enthousiasme Jean de Brébeuf entrevoyait des villes magnifiques et des villages populeux surmontés de la Croix, des champs immenses dorés de moissons admirables, des plaines fleuries, et là précisément où ne se présentaient à ses yeux ravis que des bois, des rochers, des lacs. Cet empire qu’il imaginait, il l’eût voulu faire de ses mains. Non, certes, il n’en aurait jamais le temps ! Qu’importe ! il commencerait l’œuvre, formidable besogne capable de décourager les plus entreprenants et les plus hardis. Mais il possédait l’initiative et la hardiesse. Il se mit donc à l’œuvre, brûlé par les soleils, fouetté par les vents glacials qui soufflaient souvent avec rage des mers polaires, inondé par les pluies torrentielles, aveuglé par les neiges qui tombaient en avalanches et s’amassaient à rendre tous les sentiers impraticables. Rien ne l’arrêtait. Il s’élançait dans la lutte contre les hommes, contre les bêtes, contre les éléments déchaînés avec un visage calme et souriant. Souvent la soif déchirait son gosier, asséchait sa bouche, coupait ses lèvres. il allait encore ! La faim torturait ses entrailles, il marchait toujours ! Lorsque, à la longue, la torture voulait assujettir la chair et l’affaiblir, l’esprit se révoltait et commandait ! Si l’esprit faiblissait à son tour, Jean de Brébeuf tirait son crucifix de sa ceinture, le regardait avec amour, le baisait ardemment et reprenait sa marche ou son travail ardu. Et la faim s’éclipsait, la soif n’était plus, la fatigue se lassait de s’acharner en vain à cet homme de fer.

Oui, cet homme était vraiment de fer : s’il frappait son cœur, l’airain résonnait ! Ah ! c’est qu’il n’était pas seulement l’homme de l’humaine nature et de la chair mortelle, il était fait de l’esprit de Dieu que rien n’abat ! Cet esprit vivait tellement en lui, que cet homme disparaissait. On s’en étonnait, car cet homme ne semblait pas faire partie de cette faible humanité sans cesse abattue.

Sous son regard ardent, dont les yeux s’enfonçaient sous les orbites, regard devenu fiévreux par la lourdeur atroce des sommeils méconnus, les grands peuples des bois se courbaient éblouis ; devant sa main levée pour pardonner et bénir, l’ennemi farouche, sanguinaire, féroce battait en retraite, prenait la fuite, comme si cet homme extraordinaire eût tenu en sa main l’épouvante et quelque foudre géante et impitoyable. Oui, quel mystérieux pouvoir possédait cet homme… pouvoir qui se manifestait dans le moindre de ses gestes, dans son plus tendre regard comme dans le plus terrible, dans sa voix, dans son sourire, pouvoir qui était en lui et hors de lui, qui agissait toujours et partout !

Son prestige devint inouï ! Sa force eût surpassé la force des plus grands monarques ! Sa parole vibrante de foi et de charité eût dominé la parole impérative des conquérants ! Des conquérants ?… Qui furent, au vrai, les véritables conquérants de cette terre canadienne ?… Qui furent les conquérants de tout cet univers chrétien ?… Les Césars ? Les Bonaparte ? Non ! Les vrais conquérants, ceux-là dont les conquêtes étaient innombrables et vastes à couvrir tous les points de globe terrestre, ce furent ces simples, mais sublimes porteurs de l’Évangile. Et leurs conquêtes sont restées immuables, parce qu’elles ont été fertilisées à jamais. De même que le laboureur, cet autre conquérant, a fertilisé sa terre de ses sueurs, les soldats de Jésus-Christ ont fertilisé de leur sang, mais un sang si humain et si pur qu’il scellait la durabilité de leur œuvre grandiose. Ce fut une rosée divine, et Jean de Brébeuf répandit à profusion cette rosée qui allait demeurer toute fraîche durant des siècles à venir.


CHAPITRE IV

LE PASTEUR


Au midi du jour suivant, après un rude voyage, Jean de Brébeuf et ses deux compagnons pénétraient dans leur bourgade.

La bourgade Saint-Louis se trouvait située au bord d’une petite rivière, entre le lac Ontario et le lac Simcoe, au sud-est de la Baie Géorgienne. Au sud de Saint-Louis, un peu à l’est et à quatre milles environ, et dressé sur le même cours d’eau,