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JEAN DE BRÉBEUF

Il décroisa violemment ses bras pour montrer sa poitrine nue sur laquelle était tatouée en rouge écarlate une toile d’araignée, au centre de laquelle l’animal était représenté en noir.

— Oui, sourit Jean de Brébeuf, tu es l’Araignée, le grand et célèbre chef de la tribu des Agniers, les plus grands guerriers de l’Amérique.

— Le Père noir a dit vrai, sourit pour la première fois l’indien.

Il ramena sa mante sur sa poitrine, croisa les bras de nouveau et ajouta avec importance :

— Si le Père Noir me connaît, il doit savoir que j’aime une fille huronne qu’on appelle Madonna.

— Ah ! tu aimes Madonna ?

— Je l’aime. Mes guerriers m’ont demandé de l’emmener dans ma tribu pour que j’en fasse ma femme, et je suis venu te la demander.

— Mais je ne suis pas son père, sourit le missionnaire.

— Tu es plus puissant que son père, je sais que toi seul peux me donner Madonna.

— Même si je le voulais, mon fils, je ne le pourrais pas, car Marie est promise à un autre.

— Je sais. Mais cela importe peu, je veux l’avoir pour femme.

— Mon fils, je regrette bien de te dire que tu ne l’auras pas pour femme, elle sera la femme de Jean Huron bientôt.

— Le Père Noir sait que Jean Huron n’est pas un chef, et que Madonna ne peut épouser qu’un chef.

— Jean Huron sera un chef bientôt, et un grand chef chrétien.

— Mais moi, je suis déjà un grand chef. Que le Père Noir me donne Madonna, et je lui promets que l’Araignée se fera chrétien avec tous ses guerriers !

Jean de Brébeuf sourit placidement, et répondit en regardant l’indien dans les yeux :

— Mon fils, avec Dieu on ne pose pas de conditions. Si je te prenais au mot, tu ferais un mauvais chrétien. Dieu veut ou ne veut pas. Mais laisse-moi t’instruire de ses lois saintes, connais-le, aime-le et sers-le, et je te promets en son nom son Paradis éternel.

— Promets-moi Madonna, et moi je te promettrai de me faire chrétien !

— Non, mon fils, je te le répète, pas de condition ! Et puis, te ferais-tu chrétien, que je ne pourrais te donner Marie. Je te l’ai dit, elle sera la femme de Jean.

Les yeux du jeune homme étincelèrent. Tout son corps frémit. Ses lèvres se pincèrent fortement. Il demanda, la voix sourde et grondante :

— Le Père Noir ne veut pas me donner Madonna ?

— Non, mon fils… quand aurais-tu mille guerriers avec toi !

— Que le Père Noir écoute ! J’ai traversé des prairies en fleurs immenses, j’ai passé des mers et des fleuves, j’ai franchi des monts, j’ai parcouru des forêts avec dix de mes guerriers seulement pour venir chercher Madonna. Je ne m’en retournerai dans mon pays qu’avec Madonna.

— Non, dit doucement le missionnaire ; tu t’en retourneras avec tes dix guerriers seulement !

Les prunelles de l’indien étincelèrent de nouveau, ses dents grincèrent.

— Que le Père Noir prenne garde ! menaça-t-il. Si je retourne dans mon pays avec mes dix guerriers seulement, je pourrai revenir avec mille autres !

— Prends garde à ton tour, mon fils ! Garde-toi de lasser la patience de Dieu, car de sa foudre il pourra mettre à mort tous tes guerriers. Ou bien il pourra leur envoyer des maladies qui les tortureront terriblement, leurs corps tomberont en lambeaux, leurs chairs seront dévorées par les vers. Dieu est bon et patient, mais il se lasse aussi !

Cette fois la voix du missionnaire avait résonné si profondément et si gravement qu’elle impressionna le jeune indien. Pour la seconde fois il perdit son arrogance. Sous les regards pénétrants de Jean de Brébeuf ses yeux ardents se troublèrent.

Le missionnaire se leva, dressant sa taille haute et imposante, si bien que l’indien parut un enfant près de ce géant. Et, grave et majestueux, il ajouta :

— Mon fils, ton langage pourrait m’outrager, mais je ne t’en tiendrai pas compte et je te pardonne ton arrogance et tes menaces. Tu es un enfant de Dieu égaré. Mais Lui, un jour, te retrouvera, et alors tu te repentiras de tes menaces à son serviteur. Va en paix, mon fils, et oublie Madonna. Promène tes yeux sur ta tribu, et tu y découvriras une jeune femme, belle et vertueuse, qui ne manquera pas de te ren-