Page:Féron - Jean de Brébeuf, 1928.djvu/53

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
JEAN DE BRÉBEUF

cesse exposé, et pourtant il ne s’inquiétait pas ; il savait que sa vie ne tenait qu’à un fil, et il ne s’inquiétait pas. À tout instant l’Araignée pouvait surgir et le jeter aux pires tortures ! Ces tortures il pouvait en être la victime même parmi ses chers Hurons ! Car ces grands enfants des bois qu’il avait évangélisés demeuraient encore mobiles et farouches ; pour un rien, par un vent de folie ils pouvaient se rebeller, se jeter sur lui et le massacrer. Il avait souvent envisagé un tel sort, et chaque fois que la vision du martyre s’était dessinée à son esprit, il avait pris son crucifix, l’avait baisé et s’était écrié :

— Mon Dieu, j’ai travaillé pour votre gloire et pour mériter votre amour ; mais si mes mérites ne sont pas suffisants, si, pour assurer votre règne parmi mes bons sauvages, il est nécessaire sinon utile de souffrir les pires tortures corporelles, commandez, Seigneur, votre serviteur écoute ! Et si je n’ai pas ce bonheur de souffrir ces tortures pour votre plus grande gloire, ô Seigneur, je continuerai de vous servir au mieux de mes facultés et de mes pauvres forces humaines ! Que votre sainte volonté soit faite, ô mon Dieu !…

Le missionnaire continuait à sentir en lui ce transport divin à mesure que les jours s’écoulaient, — et que s’achevait l’hiver. Il sentait que l’heure approchait où son Dieu lui demanderait un grand sacrifice, et il se réjouissait à l’avance de prouver à son Rédempteur toute sa gratitude et son amour. Mais s’il acceptait de tout cœur le sacrifice requis, en bon père il devait assurer le bonheur de ses enfants. Il devait éloigner d’eux les chagrins, les douleurs et les deuils. Il devait protéger ses fidèles Hurons contre les attaques des Iroquois. Pour mieux les protéger il devait prévoir les dangers et prendre les mesures nécessaires pour les éloigner. C’est pourquoi un jour de mars il se rendit avec ses Hurons à la forêt et, donnant l’exemple hache en mains, fit un formidable abatis tout autour de la bourgade. En quelques jours la forêt fut reculée de quelques centaines de verges, de sorte que si les Iroquois tentaient une attaque contre le village Saint-Louis, ils seraient aperçus d’assez loin pour que les Hurons s’apprêtent à les repousser avec avantage.

Lorsque ce travail fut accompli, Jean de Brébeuf fut tranquille : il n’y avait plus à craindre une surprise de l’Araignée et de ses guerriers. Et il était content pour lui-même, parce qu’il se disait que si des calamités fondaient sur la bourgade, il en serait la cause le moins possible. Ah ! il aimait tellement ses hurons que pour leur épargner la moindre misère il eût souffert mille morts. Comme le Père Daniel à Saint-Joseph il irait seul à l’ennemi, si c’était nécessaire, pour sauver ses sauvages de la mort.


CHAPITRE XIV

PRESSENTIMENTS


Jean de Brébeuf quitta sa cabane pour aller dans la forêt s’entretenir avec son Créateur.

Des guerriers revenaient de la chasse avec peu de gibier, et ils étaient mécontents. Après le retour de Marie le gibier avait été durant quelques jours très abondant, et cette abondance ils l’avaient attribuée à la puissance du Père Noir et au retour de la jeune huronne. Mais dans les derniers jours de février, après quelques fortes tempêtes de neige, le gibier s’était éloigné, et jusqu’à ces jours de mars on n’avait pu attraper qu’un chevreuil par ci par là.

Le missionnaire leur dit quelques paroles de consolation et d’encouragement, calma leur mécontentement et leur fit espérer des jours meilleurs. Puis, calme et serein comme toujours, il franchit la porte de la palissade et marcha vers la forêt.

Le jour tombait.

Les derniers rayons d’un soleil printanier accrochaient des lumières pourpres à la cime des pins et des cèdres. La neige, qui ce jour avait fondu rapidement au souffle d’une brise tiède, brillait comme une nappe de cristaux et de rubis.

L’air était rempli de parfums résineux. La forêt, silencieuse et morne depuis les froids de l’automne, commençait à s’animer, à s’égayer. Ce jour-là les premiers oiseaux migrateurs l’avaient parcourue d’un vol amoureux, allant de cime en cime, sautant de branche en branche, cherchant la place pour la nichée prochaine.

Le missionnaire s’engagea dans le sentier battu qui conduisait à la bourgade Saint-Ignace. La neige était encore trop épaisse sous les bois pour s’y aventurer.