Page:Féron - Jean de Brébeuf, 1928.djvu/55

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
JEAN DE BRÉBEUF

— Ô forêts ! ô lacs ! ô collines, ô montagnes ! combien je vous ai aimés et comme je vous aime toujours ! Ô toi, forêt ! quand mon âme était triste, quand mon cœur s’affligeait, quand mon esprit se chargeait de soucis, tu m’as égayé de tes chants mélodieux, de tes murmures mystiques ! Les chants qui tombaient de tes cimes et s’égrenaient jusqu’à moi de rameau en rameau, de branche en branche, ont chassé les chagrins et ont versé la joie dans mon âme. En les écoutant à l’heure des lassitudes ils m’ont semblé des refrains des anges, et dans mon ravissement j’ai remercié le Seigneur, ô forêt vierge et splendide ! de t’avoir faite le temple de ces divins musiciens, de ces chanteurs angéliques ! Oui, je t’ai aimée… oui, je t’aime encore… oui, je t’aime toujours ! Je t’ai aimée même lorsque la solitude et le silence ont remplacé sous tes voûtes somptueuses les murmures de joie et les ramages ! Je t’ai aimée morne et triste, comme je t’ai aimée joyeuse et animée ! Je t’ai aimée avec ton manteau blanc et froid que tu secouais parfois avec humeur quand il faisait trop pesamment ployer tes rameaux verts ! Je t’ai aimée aussi, quand tu grondais de colère lorsque quelque âpre bourrasque venait t’importuner ! Je t’ai aimée lorsque tu rugissais dans la tourmente qui ébranlait ta voûte, lorsque, dans ta fureur farouche, écumante, tu balayais l’ouragan de tes cimes gigantesques ! Ô forêt ! je t’aime tant encore, de quelque humeur que tu sois, sous quelque aspect que tu te présentes à mes yeux, qu’à la pensée de ne plus te revoir un jour, de ne plus entendre le bruissement argentin de tes ramures, mon cœur s’afflige… il s’afflige à se briser !…

Le missionnaire s’interrompit une minute, sourit longuement aux cimes hautes dans le ciel, et reportant son regard dans le lointain par-dessus les bois inclinés devant lui, il reprit :

— Et vous lacs aux ondes bleues ! vous collines aux frondaisons riantes ! vous monts sévères et hautains ! je vous aime aussi ! Autant que la forêt votre image habite mon cœur. Car vous êtes le jardin du Seigneur dans lequel l’âme attristée retrouve la joie et l’espérance. Ah ! que je veux vivre encore longtemps avec vous ! Mais le Seigneur le voudra-t-il ? Ne m’appellera-t-il pas bientôt à lui ? Qui sait si demain… oui demain je ne vous quitterai pas pour les séjours célestes ? Ah ! je partirai en vous regrettant ; mais quand j’aurai trouvé mon Seigneur et Maître, lui me donnera tant de joies, tant de bonheur, il me fera voir des lieux si magnifiques, si enchanteurs, que je pourrai vous oublier ! Vous oublier ?… Non, pas tout à fait : car du haut de ce ciel qui vous abrite, j’aimerai encore à vous revoir et à vous bénir !

Jean de Brébeuf se tut. Il pencha sa tête, demeura un long moment pensif, puis il soupira profondément. Il tira son crucifix et, le regardant avec un sourire amoureux, il prononça :

— Ô mon Jésus ! est-il vrai que vous ayez décidé de m’appeler déjà près de vous ? Eh bien ! j’irai… j’irai à vous de même que vous êtes venu à moi ! J’irai en bénissant votre nom, en chantant votre gloire éternelle ! Faites de moi, Seigneur, ce qu’il vous plaira, puisque je suis votre serviteur !

Longuement, ardemment, il baisa le crucifix, pendant qu’une voix, jeune et grave à la fois, murmurait tout près de lui :

— Ainsi soit-il !

Souriant, le missionnaire leva ses yeux et dit :

— Ah ! mon cher fils, ce soir plus que jamais je me sens plus près de Dieu !

— Père, prenez-moi avec vous !…

Et Gabriel Lalemant s’agenouilla pieusement.


CHAPITRE XV

PREMIÈRE ALERTE


La nuit était presque venue, et toute la forêt déjà s’endormait dans le silence.

— Je suis content de vous voir, mon cher fils, dit Jean de Brébeuf en prenant le bras de son compagnon pour regagner la bourgade.

— Je ne sais quel ennui m’a pris tout à coup aujourd’hui, dit à son tour le Père Lalemant. J’ai de suite pensé à vous et je suis accouru vous rendre visite.

— Vous êtes le bienvenu. J’ai aussi pensé à vous et à deux nous pourrons mieux nous entretenir de notre divin Jésus.

Lentement et méditatifs, les deux missionnaires se dirigèrent vers la bourgade.

Le froid se faisait à mesure que la nuit grandissait. Par chaque toit des huttes de la bourgade silencieuse s’échappait une colonne de fumée blanche qui montait droite