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Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/12

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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

jeune femme, qu’on voyait à demi allongée sur un divan, avait une magnifique tête blonde, des yeux bleus d’une pureté angélique, un sourire — celui de Maître Jean — sur les lèvres les plus rouges qui fussent, et une taille de déesse. C’était une belle… très belle enfant, car le peintre avait réussi à lui donner un air de jeunesse qui pouvait tromper le regard le mieux exercé.

Debout près du coffre, Maître Jean examinait cette image. Après un assez long moment il murmura encore :

— Oh !… si c’était son enfant !…

Des larmes perlèrent sous les paupières du vieillard, lorsqu’il ajouta, comme s’il eût parlé à quelqu’un qui l’écoutait :

— Malheureuse ! malheureuse !… si tu avais écouté ton père…

Tout à coup, il chancela… Puis il ferma les yeux en échappant le portrait. Il voulut regagner son fauteuil, car il était tout étourdi… Mais après deux pas mal sûrs il s’affaissa lourdement sur le plancher que couvrait un tapis de laine. Sa chute fit un certain bruit, car, aussitôt après, quelqu’un frappait dans la porte et une voix appelait :

— Maître Jean ! Maître Jean !…

Pas de réponse, car le vieillard paraissait inanimé.

La porte s’ouvrit doucement pour laisser paraître le visage inquiet d’une femme d’âge mûr : c’était la cuisinière.

À la vue de son maître inanimé sur le plancher, elle se précipita et s’agenouilla près de lui, criant :

— Maître Jean ! Maître Jean ! revenez à vous !

Elle frictionna ses mains livide et presque rigides.

Soudain, son regard fut attiré par le portrait qui, à deux pas plus loin, gisait aussi sur le tapis de la chambre.

— Ah ! fit la cuisinière avec une sorte d’aigreur, c’est encore ce portrait, je gage, qui a failli le tuer !

Car déjà Maître Jean bougeait et reprenait connaissance. Il sourit à la vue de sa servante et dit d’une voix faible :

— C’est cet étourdissement qui m’a repris, Mélie. Mais ça va se passer encore une fois. Aide-moi à me relever et conduis-moi dans la salle près du feu, car il me semble que j’ai froid.

En effet, il grelottait.

Sans mot dire la servante le conduisit à une bergère placée près de l’âtre de la salle commune. Elle attisa le feu mourant, et peu après les flammes hautes répandirent une bonne chaleur.

— Êtes-vous mieux ? interrogea-t-elle avec compassion.

— Oui, un peu.

— Voulez-vous du vin ?

— Oui, un peu de vin, ma bonne Mélie.

Celle-ci passa vivement dans la cuisine et revint avec une tasse remplie de vin. Le vieillard, contre son habitude, vida la tasse d’un trait. Une minute, il demeura silencieux. Puis il dit en retrouvant son sourire candide :

— Là, je deviens mieux. Mélie. Tiens ! va porter cette tasse à la cuisine.

— Encore une tasse… une demi ?…

— Non ! non ! c’est assez.

— Vous ne désirez plus rien ?

— Non, rien. Si tu veux seulement aller me chercher un oreiller dans ma chambre ?…

— C’est bon, j’y vais. Et que ferai-je du portrait qui est par terre dans votre chambre ?

— Le portrait ? fit le vieillard avec surprise. Ah ! c’est vrai… le portrait ! Tu l’as donc vu ?

— Si je l’ai vu… il a bien fallu que je le voie ! Et puis, je lui en veux à ce portrait, car voilà bien trois fois déjà qu’il vous cause ces chavirements ! Vous ne me direz donc jamais…

— Ah ! ma bonne Mélie, interrompit le vieillard, ne m’en veuille pas si j’ai toujours gardé le silence. Non que j’aie manqué de confiance en toi, mais la chose me paraissait trop douloureuse à dire. Mais, enfin, peut-être vaudra-t-il mieux que je me décharge de ce secret trop lourd. Tiens ! Mélie, va remplir la tasse et reviens, je te conterai l’histoire.

Quelques minutes après Maître Jean, tout en dégustant sa deuxième tasse de vin, parlait ainsi :

— Mélie, je l’ai dit, l’histoire est triste et douloureuse, et je me demande si j’aurai la force ou le courage de la raconter jusqu’au bout. Voilà dix ans que tu veilles sur moi avec le plus grand dévouement, et du jour où tu es venue te mettre à mon service, tu m’as cru célibataire… un vieux célibataire à qui la femme a toujours paru causer une sorte de répugnance. Tu n’as pas été seule à vivre avec cette pensée, beaucoup de gens ont la certitude que je ne me suis jamais marié. Mélie, sache-le enfin, j’ai eu femme un jour, et une femme qui fut dans toute la vérité ce qu’on appelle « l’ange du foyer », Hélas ! durant le rude hiver de 1645, alors que j’habitais Ville-Marie où j’étais maître-boulanger, je perdis ma compagne que le scorbut emporta en l’espace de quelques jours. Cette perte faillit me tuer, car il n’est pas possible à nul homme d’aimer une femme plus que j’ai aimé la mienne. Si je survécus à ce malheur, c’est que ma bonne femme m’avait laissé un petit trésor, une fillette aimante et gentille âgée de quatre ans. C’était le portrait de sa mère, et cette enfant fut mon salut. Je retrouvai courage et espoir, et je décidai de consacrer tous mes labeurs et toute ma tendresse pour assurer le bonheur futur de mon enfant. À cette époque je possédais déjà une petite fortune qui pouvait me permettre d’abandonner le métier et de vivre de mes rentes. Pourtant, je tins bon quatre autres années. À la fin, le souvenir de ma chère femme m’était si cruel que je résolus d’abandonner la maison où nous avions été si heureux et où elle avait rendu le dernier soupir. J’avais trouvé un acquéreur qui décida d’acheter et la maison et la boutique. Je lui transportai mes affaires, et, pour échapper au souvenir trop douloureux qui me hantait sans cesse, j’allai me fixer aux Trois-Rivières. Là, je confiai ma fillette aux Ursulines, bien que je fusse un adhérent à la Réforme. Mais j’avais promis à ma femme, qui était une ardente catholique, que j’élèverais notre fillette dans la religion romaine. Moi, quoique je fusse du parti Calviniste, je ne m’occupais jamais des questions religieuses, et jamais avec ma femme, que je laissais entière-