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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

gent quelque part pour aider à la comtesse à tenir convenablement son rang. Il a trouvé le truc des pelleteries…

Maître Jean se mit à rire doucement et dit :

— Voilà une petite histoire, mon bon Flandrin, qui vaut bien son pesant d’or. Oh ! si ce bon Monsieur de Laval savait… N’est-ce pas que ce serait drôle ? très drôle même ?

— En effet, se mit à rire Flandrin à son tour, si Monseigneur l’évêque savait, lui qui ne cesse de se chamailler avec Son Excellence pour faire cesser ce commerce.

— Voyons, Flandrin, reprit Maître Jean redevenu sérieux, tu m’en apprends de belles, mais il ne s’agit pas de ces choses pour le moment. Je suis venu te demander une petite faveur.

— Je suis à votre service, Maître Jean.

— Eh bien ! écoute : je désire voir ce malandrin qu’on va pendre…

— Oh ! oh ! Maître Jean, s’écrit Flandrin en ouvrant des yeux énormes, je ne vous savais pas si curieux. Vous désirez…

— C’est vrai, interrompit le vieillard en reprenant son sourire placide, je me fais curieux en vieillissant, moi qui d’ordinaire ne le suis pas trop. Mais voilà une exécution si subite qu’elle m’émeut. Je vais te dire, Flandrin, je suis en train de faire certaines études sur la vie des malandrins, et j’aimerais à savoir ce qu’un condamné à mort pense et médite dans son cachot en attendant l’heure terrible. Ne penses-tu pas, Flandrin, que ces gens doivent souffrir d’une forte curieuse maladie de l’esprit et de l’intelligence pour vivre et agir à l’opposé des autres hommes ? Moi, je le crois et je suis très curieux d’étudier les symptômes de ce mal. Où est-il ce pauvre gueux ?

Flandrin était devenu tout pâle et tremblant, à la plus grande surprise de Maître Jean qui scrutait sa physionomie attentivement, comme s’il eût voulu savoir à l’avance si la faveur demandée avait chance d’être accordée.

De son côté aussi, Flandrin examinait la figure placide du vieillard, et il avait l’air de se demander si, derrière cette placidité, il n’y avait pas autre chose. Pourtant, il n’y avait rien de bien étonnant ni de bien dangereux pour personne dans la curiosité du visiteur. Et, cependant, Flandrin ne paraissait pas très disposé à se rendre à la demande que lui formulait un ami… un ami en qui jusqu’à ce jour il avait eu la plus entière confiance. Quoi ! regarder un malandrin enchaîné dans un cachot ! Quel mal ? Aucun. Mais pour Flandrin qui, sans doute, avait son idée, cela lui paraissait excessif, sinon dangereux.

Tout de même et tout en paraissant réfléchir, Flandrin répondit évasivement et sans indiquer lequel des six cachots, dont on voyait les portes de fer cadenassées, où gisait le malandrin :

— Là… dans ce cachot…

— Conduis-moi vite, Flandrin, mais garde-toi de prononcer mon nom !

Flandrin ne bougea pas. Il regardait toujours son visiteur. Au reste, ce « garde-toi de prononcer mon nom » venait de mettre très en éveil sa méfiance. Il allait parler, demander peut-être quelques explications, ou essayer de faire entendre à Maître Jean que la faveur demandée ne pouvait pas être accordée… lorsque, dans la porte de fer qui fermait cette salle basse, un heurt rude et sec retentit. En même temps une voix dure et impérative commandait :

— Ouvrez, capitaine Flandrin… ouvrez sur l’ordre de Son Excellence !

Flandrin sursauta, chancela et faillit bien tomber de tout son long.

— Nous sommes pris, balbutia-t-il à Maître Jean qui ne perdait pas son sourire : vous, pour avoir pénétré en ces lieux ; moi, pour avoir ouvert cette porte.

— Tu dis que nous sommes pris, Flandrin ? Allons donc ! nous ne le sommes pas encore, et nous ne le serons pas, puisque nous nous défendrons contre toute attaque quelconque. Va, Flandrin, ouvre cette porte et laisse entrer ces gentilshommes ; car, si je ne me trompe, ce sont ces deux vauriens dont tu m’as dit un mot.

— Ah ! oui, ce sont eux… ce sont trop eux ! murmura Flandrin qui ne cessait de chanceler sur ses hautes jambes guêtrées.

De l’autre côté de la porte on pouvait saisir cet échange de paroles :

— Pourtant, c’est bien la bonne porte, mon cher marquis…

— Frappez encore, mon cher duc…

— Marquis, je commence à croire que cet animal de Flandrin est en train de paillasser tout son soûl…

— Frappez toujours, duc, frappez sans répit…

Cette fois on ne frappait pas du poing, mais du pommeau d’une rapière. Décidément, la chose devenait grave.

— Ouvre ! ouvre ! Flandrin mon ami ! commanda encore Maître Jean de sa voix tranquille et avec ce sourire qui paraissait perpétuel.

Le maitre-geôlier se décida enfin à ouvrir la porte de fer.

Les deux personnages qui parurent avaient un air vraiment remarquable. C’étaient deux grands diables, plus grands que n’était Flandrin, et à charpente de colosse. Tous deux avaient le visage aussi cuivré que celui d’un Huron, et leurs yeux noirs et la similitude de traits comme la similitude de taille auraient pu les faire passer pour les deux frères… des frères jumeaux même. Par surcroît, ils étaient tous deux pareillement habillés quant à l’étoffe et quant à la couleur, et en les jugeant à l’habit on aurait pu les prendre pour des gentilshommes authentiques : larges feutres à plume, justaucorps de soie brune, jabot de dentelle et dentelle aux manches de l’habit, veste de satin rouge et culotte de soie grise avec bas bleus et souliers dits escarpins… Deux gentilshommes de l’antichambre du roi, aurait-on dit ! L’énorme perruque brune et bouclée et ondulée au fer chaud que chacun d’eux portait suffisait presque à donner à l’un l’air d’un marquis, à l’autre celui d’un duc. Enfin, l’un et l’autre étaient armés d’une longue et solide rapière chacun.

Lorsque la porte eut été ouverte, l’un de ces deux hommes dit en s’effaçant dans une légère courbette :

— Entrez, entrez, mon cher marquis…

— Je vous suis, mon cher duc, faisait l’autre.

Il y avait dans leur physionomie une ironie