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Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/26

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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

lons point de ma générosité, mais d’autres choses. Voyons ! je vais au fait, car je suis un peu pressé. Je suis venu vous proposer un petit marché.

— Voyons voir !

Maître Jean tira son gousset et y prit deux pièces d’or, de ces écus d’or comme il en avait donné à l’huissier au Château Saint-Louis.

Le mendiant, à la vue de ces pièces d’or qui scintillaient admirablement à la lueur de la bougie de suif qui éclairait la pièce, clignota des yeux et s’écria :

— Ho ! ho ! vous, Maître Jean, on peut dire sans se tromper que vous possédez le bonheur dans votre gousset…

— Le même bonheur s’offre à toi, mon vieux Brimbalon. Voici deux écus d’or à l’effigie de notre grand roi. Dans une heure ou deux, je t’en donnerai deux autres pareilles.

— Et que faut-il faire pour vous rendre service ?

— Peu de chose : prendre ces deux écus et aller trinquer au premier cabaret venu. Vous trinquerez… mettons durant deux heures, puis vous reviendrez. Seulement, vous me laisserez la clef de votre cadenas.

— Ah ! ah ! sourit le mendiant, je vous comprends.

— Le marché te va ?

— Pardi ! s’il me va… c’est fait et conclu. Voici la clef et le cadenas à ce clou.

— Et voici les premiers deux écus.

— Comme ça, reprit le mendiant, en enfouissant les pièces de monnaie dans sa poche, je vous laisse seul ici ?

— Oui, va à la taverne et ne te préoccupe de rien durant ces deux heures.

— Je comprends de mieux en mieux : je vous loue ma cambuse pour la durée de deux heures. C’est bon, c’est bon.

Le mendiant enfonça sur sa tête un vieux feutre et endossa une vieille cape doublée de fourrure, présent nul doute de quelque bourgeois, et il sortit.

Maître Jean attendit cinq minutes et sortit à son tour sans prendre la peine de souffler la bougie.

— Bah ! dit-il, je serai revenu avec mon homme dans un quart d’heure.

Il cadenassa la porte puis jeta dans la ruelle un regard scrutateur. Ne voyant pas le père Brimbalon, et comprenant que celui-ci avait déjà mis les pieds dans une taverne du voisinage, Maître Jean prit le chemin de la potence.

La nuit était devenue très noire et un vent glacial s’élevait du Saint-Laurent. Dans la rue Sault-au-Matelot, grâce aux devantures faiblement éclairées des tavernes, on pouvait diriger ses pas avec assez de sûreté. Au reste, Maître Jean ne paraissait pas beaucoup incommodé par l’obscurité, tellement il connaissait le chemin qu’il parcourait cette nuit-là. Il suivait le milieu de la chaussée et évitait les trous et les ornières de la rue raboteuse. Il marchait la tête penchée en avant, comme s’il eût été absorbé par des pensées d’un poids trop lourd pour son cerveau. Aussi, n’eût-il pas l’air de remarquer que deux individus le suivaient depuis la masure du mendiant Brimbalon. Les deux hommes suivaient à une assez faible distance, et ils marchaient à pas feutrés et l’échine voûtée ; à les voir on les aurait pris de suite pour deux tire-laines sur la piste d’une proie, ou bien encore pour deux pourfendeurs, à voir les longues rapières qui leur battaient les jambes.

Plus loin, Maître Jean s’arrêta soudain à la devanture d’une taverne de laquelle partaient toutes espèces de bruits, et il colla son front à la vitre. Il vit, là, une trentaine de buveurs et, parmi eux, le père Brimbalon. À cet instant précis le vieux mendiant vidait, avec une mine réjouie, un plein carafon.

Maître Jean sourit doucement et continua sa route.

Les deux individus qui le suivaient s’étaient aussi arrêtés, et ils avaient pu voir nettement le visage de Maître Jean que la lumière de la taverne avait un moment éclairée.

— Eh bien ! marquis, murmura l’un des deux hommes, vous me direz encore que j’ai eu la berlue ! Ne l’avez-vous pas reconnu, cette fois ?

— Oui, mon cher duc, je l’ai reconnu, et je vous fais de suite mes excuses. Oui, oui, c’est bien notre prisonnier de ce matin dont nous conservons comme un joli souvenir la canne à pomme d’or.

— Et vous savez de quelle mystérieuse façon il s’est glissé hors de sa prison ?

— Mystérieuse, oui et non. Tout est de savoir s’il n’y a pas eu connivence entre lui et l’autre.

— Vous voulez dire, marquis, lui et Flandrin ?

— C’est bien ce que je veux dire.

— Demain, nous aurons le mot de l’énigme. Suivons encore et tâchons de savoir où niche l’oiseau, car le voici qui reprend sa marche. Un moment, j’ai pensé qu’il allait entrer là pour s’abreuver ; mais il faut croire qu’il a vu dans cette taverne quelque visage qui ne lui revient pas.

— Il faudra savoir aussi ce que le vieil huguenot peut bien manigancer avec le père Brimbalon.

— Nous saurons tout cela demain… suivons toujours !

Les deux hommes étaient repartis à la suite de Maître Jean.

Celui-ci, peu après, arrivait en vue de la potence dont il pouvait entrevoir la vague silhouette. Il atteignait la plateforme et y monta. Mais là il fut bien près de pousser un cri de surprise ; il constatait que son prisonnier n’était plus là…

— Bon ! fit-il, le coquin a réussi, avec l’aide du diable sans doute, à prendre le large.

Il croisa les bras, pencha la tête et demeura pensif.

À quelque distance de là, les deux inconnus, qui avaient suivi le vieillard et l’avaient épié, tinrent à voix basse le colloque suivant :

— Voyons, cher marquis, grattez-moi donc un peu l’épiderme, il me semble que je fais un rêve ! Est-ce que ce n’est point, , cette jolie potence à laquelle Maître Mathurin a hissé, ce soir, un malandrin ?

— Vous ne rêvez nullement, duc… c’est bien la jolie potence. Je dirai pour me rendre aussi spirituel que ce Monsieur de Voiture dont on