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Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/28

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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

fermé dans une salle basse du Château, il était tout près de onze heures.

— Bon ! duc, nous savons où gîte le renard !

— Oui, nous reviendrons demain tendre le piège.

— Mais en attendant à demain qu’allons-nous faire ?

— Mon Dieu ! rien de plus simple : si nous allions voir notre petite reine à la taverne du père Létourneau, et lui dire deux mots d’amour en nous abreuvant de deux carafons ?

— Allons, cher duc, c’est une splendide idée. Les deux hommes se dirigèrent du côté de la Place d’Armes. Depuis que le couvre-feu avait sonné, les rares réverbères de la ville avaient été éteints, et la Place, comme les rues qui y aboutissaient, était très noire. Il importait donc de marcher avec circonspection. Mais tout comme Maître Jean, les deux aventuriers connaissaient leur Québec par cœur. Ils marchaient donc d’un pas rapide et sûr. Ils ne paraissaient pas même incommodés par le vent qui s’engouffrait avec violence sur la Place et où il soufflait avec rage. Mais ce vent les empêcha d’entendre des pas sonores qui venaient de leur côté, et c’est pourquoi, soudain, ils heurtèrent une silhouette humaine qu’ils n’avaient pu voir venir.

— Butor ! cria l’un des deux compères, que ne t’ôtes-tu de notre chemin !

— Voilà nargua l’autre en ricanant, que les maraudeurs de nuit nous barrent les jambes pour nous dévaliser…

— Il serait bon, duc, que nous leur apprissions la civilité par quelques bons coups de rapière !

— Marquis, ils sont pires et plus grossiers que les mendiants : les quémandeurs, au moins, sont quelquefois polis et discrets.

L’inconnu qu’ils avaient involontairement heurté était déjà loin.

Nous allons suivre cet homme. Il venait de sortir du Château comme un grand mystère. Il portait rapière au côté et pistolets à sa ceinture. Son feutre était rabattu sur ses yeux, tandis que le collet de la cape grise qui couvrait ses épaules remontait jusqu’à ses oreilles. Tel quel il aurait été difficile de reconnaître cet homme même à la clarté de quelque réverbère.

Il traversa la ville, franchit la porte de la basse-ville et s’engagea dans la rue du Palais. Là, plus loin, il vit une petite maison retirée et entourée d’une palissade, et l’une des fenêtres était éclairée faiblement.

— Elle m’attend… murmura l’homme en hâtant le pas.

Bientôt, il franchissait une grille, un petit jardin et levait le marteau de la porte. C’était une petite maison de pierre au toit pointu que décoraient deux lucarnes.

Il s’écoula deux ou trois minutes, et la porte fut ouverte. Là, la silhouette d’une jeune et belle femme se dessinait avec grâce dans la lumière éclatante que projetait un lustre à dix bougies.

À la vue du visiteur nocturne, la jeune femme sourit et s’effaça vivement, murmurant :

— Vite… entre !

L’homme entra, repoussa la porte, jeta au loin son feutre et sa cape et, sans mot dire, mais en souriant, tendit ses bras à la jeune femme.

Celle-ci courut à lui et se jeta à son cou.

— Ah ! mon cher amant, balbutia-t-elle comme si l’inquiétude l’eût longtemps tourmentée, je pensais que tu ne viendrais pas ce soir !

Et lui, cet homme, jeune encore, qui retenait ainsi cette jeune femme dans ses bras, la pressait amoureusement sur lui et baisait passionnément son beau front… oui, cet homme, c’était Flandrin… Flandrin Pinchot !

Et Flandrin disait d’une voix attendrie :

— Oh ! ne m’en veuille point, chère belle, je n’ai pu m’échapper plus tôt.

— Mais la nuit passée ?…

— Ah ! oui, la nuit passée… Si je ne suis pas venu, c’est pour la raison qu’un Père Récollet est venu passer une partie de la nuit auprès de notre condamné à mort. Comme, tu peux l’imaginer, je ne pouvais quitter mon poste sans mettre en éveil la curiosité ou même la suspicion du Père Récollet.

— Et lui… notre condamné à mort… il est bel et bien pendu, n’est-ce pas ? interrogea non sans manifester quelque inquiétude la jeune et jolie femme.

— Oui, bien pendu par le col. Mathurin a fait une bonne besogne, et notre homme n’en reviendra certainement pas.

— Oh ! si je suis contente de me voir débarrassée pour toujours de cette canaille. N’est-ce pas que notre plan a bien réussi ?

— Tout a marché à souhait.

— Que je suis contente, mon Flandrin !

— Et moi donc ? ma chère Lucie. Désormais nous pourrons nous aimer en toute paix.

— Viens t’asseoir ici, mon beau Flandrin… viens sur ce canapé.

Pinchot suivit la jeune femme au canapé, et là tous deux s’enlacèrent et unirent leurs lèvres.

— Tu as dit, mon grand Flandrin, reprit la jeune femme, que nous pourrons dorénavant nous aimer en toute tranquillité. Mais es-tu bien certain de cela ? Es-tu sûr que ta femme ne sait rien, qu’elle ne se doute de rien ?

— Sois tranquille, ma Chouette a tellement confiance en son Flandrin qu’elle fermerait les yeux même si elle te voyait dans mes bras ; car elle ne pourrait pas croire que j’en aime une autre après elle.

— Quoi ! tu l’aimes quand même, elle ?

— Pourquoi pas ? se mit à rire bonnement Flandrin. C’est une bonne épouse qui a pour moi toutes les attentions et un grand dévouement. Oui, je l’aime quand même, mais après toi, ma Lucie ; c’est-à-dire que je t’aime, toi, plus que je ne l’aime, elle.

— Mais sais-tu, à ce compte-là, que je deviendrai jalouse ?

Flandrin se borna à l’embrasser tendrement.

Mais comment ces clandestines amours étaient donc nées ?

Une nuit de l’automne d’avant, alors qu’après son service Flandrin retournait chez lui, il avait entendu des cris de femme partir d’une ruelle de la basse-ville. De suite il avait mis la rapière à la main et s’était élancé vers l’endroit d’où venaient les cris. Là, il vit un homme entraînant