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Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/31

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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

Il écouta encore et d’oreilles plus aiguës. C’était Brimbalon qui parlait encore :

— Venez, mon ami… je ne saurais vous refuser pour cette nuit un asile dans ma bicoque. Vous me parlerez de la belle princesse.

— Oui… et boirai autre carafon…

Ce fut tout ce que put entendre Flandrin, et il comprit que les deux compères s’en allaient au domicile du mendiant.

Il reprit donc sa marche vers son logis, oubliant déjà ce qu’il venait d’entendre et se disant :

— Voyons ! il faut absolument que j’en aie le cœur net avec cette femme. Il vaut mieux tout de même que j’aille prévenir ma Chouette que je ne pourrai rentrer que tard dans la nuit. Oui, mais quelle raison invoquer ?… Peut-être bien, par exemple, que j’ai quelque corvée supplémentaire au Château ?…

C’est avec des pensées de ce genre qu’il atteignit sa maison. Un filet de lumière passant par les interstices d’un volet lui fit comprendre que sa femme l’attendait comme à l’ordinaire.

En entrant, il vit la table mise et une odorante soupe fumant dans une soupière de bois. La Chouette travaillait à un tricot à la clarté d’une lampe posée sur la table.

Elle sourit en le voyant et dit :

— Tu es vingt minutes en retard, Flandrin, et la soupe refroidit.

Vivement elle mit de côté son tricot et se leva… Mais alors elle remarqua la figure sombre et inquiète de son mari.

— Quoi ! ça va donc mal au Château ? demanda-t-elle saisie par la même inquiétude.

— Non… Mais cette nuit j’ai une corvée supplémentaire. Alors, j’ai préféré de venir t’en faire part, afin que tu ne t’inquiètes point.

— Ça va donc prendre du temps cette corvée-là ? demanda encore la jeune femme sans la moindre défiance.

— Non… Une heure… deux heures au plus.

— C’est bon… Viens manger de suite, s’il faut que tu repartes.

— Non, Chouette, je ne mangerai pas. Je n’ai pas faim. Si tu veux, verse-moi seulement une tassée de vin.

Il s’était lourdement assis le pauvre Pinchot… il s’était assis comme si un fardeau d’une pesanteur prodigieuse eût pesé sur ses épaules.

La jeune femme le regarda avec un mélange de curiosité et d’appréhension.

— Mais dis-moi donc, fit-elle, tu m’as l’air malade ? Et puis, c’est pas tout, il doit certainement se passer quelque chose depuis le matin.

— Non… rien. Vois-tu, cette exécution… et un tas de trimbalement par ci par là… je suis fatigué. Donne-moi du vin, Chouette.

La jeune femme, moins que rassurée, prit une carafe dans laquelle rutilait un vin rouge et emplit une tasse de pierre.

L’intérieur de la maison était paisible. Louison, le collégien, dormait profondément dans son petit lit blanc. Et dans le tiroir sous le grand lit des époux dormait aussi le petit de la Chouette.

Flandrin but son vin à petites gorgées, silencieux et pensif. Sa femme du coin de l’œil l’observait et paraissait se demander ce qui pouvait bien changer ainsi la physionomie de son mari. Elle n’osait plus parler, tant elle craignait d’aviver les soucis qui paraissaient ronger très visiblement Flandrin.

Un quart d’heure se passa ainsi. Flandrin acheva de vider sa tasse et jeta un coup d’œil à la pendule.

— Dix heures moins vingt minutes, dit-il ; je crois bien que je ne serai pas revenu avant trois heures et demie ou quatre heures.

Il se leva et marcha rapidement vers la porte.

— Ah ! bien, par exemple, cria la jeune femme, il faut que tu sois pas mal tracassé, Flandrin… Quoi ! tu pars sans m’embrasser ?

— Tiens ! c’est vrai, Chouette, répliqua Flandrin avec un sourire contraint… j’oubliais ça.

Il l’embrassa… mais non comme de coutume, pensa la Chouette dont l’inquiétude augmentait.

Et lui s’en alla brusquement, comme si ces épanchements, ce soir-là, lui eussent répugné.

Après le départ de son mari, la jeune femme, songeuse, se demandait quelle corvée pouvait bien le retenir au Château.

— Ah ! se dit-elle tout à coup, comme si sa pensée eût subi le choc d’un pressentiment, s’il me trompait avec une autre !…

Elle se mit à rire aussitôt.

— Je suis folle… Flandrin m’aime trop pour être tenté de me tromper !

Cette idée qui lui venait pour la première fois la tracassa, néanmoins. Quoi ! était-il impossible que Flandrin imitât ces bourgeois et ces beaux officiers qui délaissaient leurs femmes pour aller se trotter avec d’autres femmes qui, le plus souvent, valaient moins que les leurs ? Oui, la chose pouvait bien arriver à Flandrin, et il n’y avait là rien d’impossible !

À son tour, la jeune femme sentait les premiers souffles de la jalousie l’agiter. Le soupçon — curieux microbe qui s’infiltre par les portes les mieux fermées — prenait déjà contours et consistance. Honnête et fidèle comme elle était, la jeune femme voulait repousser le soupçon qui, sans fondement, était un outrage à celui qu’elle aimait et qui l’aimait, pensait-elle ; mais le microbe résistait malgré ses efforts pour le chasser. Et elle se demandait encore tandis que son cœur se serrait d’amertume et d’effroi :

— Quoi ! est-ce qu’il ne pourrait pas, lui aussi, avoir son amante à la haute-ville ?

Elle se mit à penser longuement et durement, et sa pensée laborieuse creusait des sillons sur son beau front pur. Oui, en revenant de quelques mois en arrière, elle croyait — et elle s’étonnait en même temps de ne s’en être point aperçu plus tôt — oui, elle croyait que Flandrin, avec elle, n’avait pas été le même. Les caresses de son mari n’avaient été ni aussi fréquentes ni aussi empressées, et il avait été souvent quelque peu taciturne et jongleur, et son rire n’avait pas rendu ni le même son ni le même écho. Et que de fois il avait paru distrait et distant ! Que de fois, sur la figure ouverte et franche de Flandrin, elle avait vu des ombres mystérieuses passer ! Et son petit, qu’il se plaisait tant à dorloter et choyer à ses heures de loisirs, il avait