Aller au contenu

Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/35

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
33
L’ÉCHAFAUD SANGLANT

ville. Après vingt minutes de marche, les deux hommes, l’un suivant toujours l’autre, arrivèrent sur la place du Château Saint-Louis tout aussi obscure que les rues de la Ville. Seulement, là, devant la porte cochère, Maître Jean découvrit les deux fanaux allumés d’une berline qui stationnait et paraissait attendre des voyageurs. Les fanaux décrivaient un léger cercle de clarté.

— Tiens ! se dit Maître Jean, je parie que Son Excellence part en voyage cette nuit… Ah ! ça, mais où diable s’est niché l’homme que je suivais ?

Maître Jean promenait dans l’obscurité des regards surpris, car il ne voyait plus la silhouette de l’inconnu.

Le vieillard, n’osant pas approcher davantage de la porte cochère, demeura en observation dans la noirceur. Sans cesse son esprit était tourmenté par cette pensée et ce désir de retrouver sa fille ou, tout au moins, de savoir ce qu’elle était devenue. Il pensait aussi à l’homme qui, seul, pouvait le renseigner, c’est-à-dire le malandrin qu’il avait dépendu et que Mathurin le Bourreau allait d’une corde nouvelle rependre avec le jour suivant.

Le vent diminuait avec la décroissance de la nuit. La pluie se changeait en une sorte de vapeur ou de brouillard. Maître Jean en ressentit quelque satisfaction, car depuis un moment il sentait que son manteau trempé s’alourdissait sur ses épaules.

Le vieillard demeura au guet dix minutes sans que rien autour de lui bougeât. Puis, il crut entendre des voix humaines venant de la cour du Château, et il s’étonna fort que l’une de ces voix eut la résonnance de la voix d’une femme. Peu après, en effet, dans le cercle de lumière tracé par les fanaux de la voiture il distinguait assez nettement la silhouette d’une femme qu’un homme accompagnait. La femme murmura quelques paroles à voix basse et monta dans la berline. Tout cela ne dura que l’espace de deux ou trois minutes, puis la voiture s’ébranla et partit au pas de l’attelage dans la direction de Maître Jean.

Lui s’écarta vivement du chemin que paraissait suivre la voiture, et chercha à s’enfoncer au plus épais de l’obscurité. Bientôt la berline passa à une faible distance de l’endroit où il se trouvait. Mais là, et Maître Jean sursauta d’étonnement, un homme sortit tout à coup du rideau de noirceur et courut à la berline en appelant d’une voix assez forte :

— Lucie ! Lucie !….

L’homme accourait dans la clarté des fanaux, et la berline s’arrêtait. Maître Jean vit l’homme et le reconnut : c’était Flandrin Pinchot ! C’était incroyable… Puis la portière de la berline s’ouvrait et Pinchot montait près d’une jeune femme, ainsi que le pensa, du moins, l’ancien boulanger. Il crut même que cette jeune femme était blonde et belle.

La voiture s’éloigna et pendant cinq minutes on put entendre le roulement sonore sur le pavé de la rue Saint-Louis. Maître Jean demeurait figé dans sa stupeur.

— Le malheureux Flandrin… murmura-t-il… Ah ! voilà donc sa corvée supplémentaire ! Oh ! si la pauvre Chouette savait…

Le vieillard sentit son cœur se crisper d’angoisse et de douleur, car, disons-le, il s’était accoutumé depuis longtemps à aimer Flandrin et sa femme comme ses enfants. La découverte qu’il venait de faire lui faisait autant de mal qu’elle en aurait pu faire à la femme du malheureux Flandrin. Mais que faire ? Certainement, Maître Jean n’irait pas conter la chose à la Chouette, et tout en son tréfonds il souhaitait que la jeune femme ignorât toujours la galanterie de son infidèle époux.

Oui, mais le vieillard avait autre chose à faire qu’à s’attendrir et à déplorer les fredaines secrètes de Flandrin. Le temps passait et il lui fallait agir avant que Mathurin n’agît le premier.

— Il va donc falloir me passer de Flandrin, se dit Maître Jean, et agir seul. C’est bien, j’agirai. Je n’ai peut-être que le temps, aussi, de retourner à la baraque de Mathurin. Pourtant, si je passais chez moi pour y prendre une arme… sait-on jamais ce qui peut survenir ? Je n’aurai qu’à me presser davantage.

Sur ce, le vieillard se dirigea d’un pas leste vers son logis peu éloigné.


XI

AMOUR ET JALOUSIE


Oui, c’était bien Flandrin Pinchot qui, malade de jalousie, avait sauté dans la berline près de celle qui avait été sa maîtresse.

Par crainte que le conducteur de la voiture entendit leurs paroles, les deux amants ne parlèrent pas. Flandrin avait dit seulement :

— Lucie, je désire t’entretenir de choses graves et urgentes…

— Viens chez moi, mon beau Flandrin, avait répondu la jeune femme, et là tu pourras me parler à ton aise.

Le ton et l’accent avec lesquels ces paroles furent prononcées ne parurent pas les mêmes que ceux auxquels Pinchot était accoutumé. Flandrin n’en fit pas la remarque, mais il demeura durant le trajet profondément songeur.

La berline atteignit bientôt la rue du Palais et la maison de la jeune femme.

Lucie sauta vivement hors de la voiture, disant :

— Entrons vite, mon Flandrin… Quel temps ! Nous serons mieux près de notre feu.

Flandrin la suivit sans mot dire, tandis que la berline reprenait le chemin de la haute-ville et du Château.

Dans la maison, les bougies étaient encore allumées, et quoique l’âtre fût mourant, il régnait dans le petit salon, qui faisait l’entrée de la maison, une atmosphère tiède et bonne.

La jeune femme, tout de même, raviva le feu du foyer, y jeta quelques fagots et fit jaillir une petite flamme rouge et égayante.

Debout et toujours sombre, Flandrin la considérait attentivement. Il paraissait chercher dans la physionomie de cette femme la véritable pensée de son cerveau, il s’imaginait qu’il pouvait pénétrer jusqu’aux plus intimes tréfonds de cette ravissante créature. Ravissante ?… Ah ! oui. Et voilà que Flandrin la trouvait trop belle pour