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Page:Féron - L'échafaud sanglant, 1929.djvu/7

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L’ÉCHAFAUD SANGLANT

— Ce sera encore une bonne besogne pour Mathurin le Bourreau !

— Ah ! oui, Mathurin le Bourreau… faisait l’autre. Le pauvre homme !… il doit joliment languir dans son trou, car voilà bien quatre mois qu’il n’a pas tissé de corde !

Maître Jean sourit en entendant ces paroles et il continua de marcher.

Il traversa la rue Sault-au-Matelot. Là, à sa gauche, il aperçut la lugubre silhouette de l’instrument de supplice. Là, près ou autour de cet instrument, personne, naturellement. Une crainte superstitieuse éloignait de cet endroit sinistre les honnêtes gens et les bons citoyens.

Le gibet se dressait dans un endroit désert et non loin des premières jetées du fleuve Saint-Laurent. Si ce gibet n’avait pas l’imposante physionomie des potences du roi Louis X le Querelleur, il n’en avait pas moins un aspect farouche. Ce n’était pas non plus une énorme maçonnerie décorée de chaînes et de poulies comme le célèbre Montfaucon, non… c’était plus simple. C’étaient : quatre poteaux enfoncés dans le sol, sur le sommet desquels reposaient deux poutres transversales, lesquelles soutenaient à leur tour quatre autres poutres longitudinales. C’est autour des poutres longitudinales qu’on passait la corde. On pouvait en voir plusieurs bouts qui pendaient encore… ils pendaient, noirâtres, effiloqués, et balancés par le vent ; ce n’étaient plus, à vrai dire, que des bouts de corde pourrie. Sous les poutres et entre les quatre poteaux, qui formaient un carré, on avait élevé une plateforme d’environ quatre pieds de hauteur, et à cette plateforme l’on montait par un escalier de six marches. Comme on le voit, cet instrument de mort « légale » n’était pas très compliqué et n’offrait pas une apparence bien « mortelle ». Ce qui rendait la vue de ces « bois justiciers » plus farouche et repoussante, c’était pour la raison que le nouveau gouverneur de la Nouvelle-France, M. de Frontenac, et dès son arrivée au pays, les avait fait peinturer de rouge, alors qu’auparavant ils étaient peinturés en noir. Or ce rouge — un rouge sang — impressionnait malement les citadins et, surtout, ceux qui se sentaient fautifs. Si par hasard la nécessité obligeait de passer dans l’ombre de ce gibet, on évitait avec grand soin de le regarder. Et alors aussi l’on pressait le pas et l’on sentait sur sa chair courir le petit frisson froid de l’horreur. Beaucoup de gens, en ces circonstances, fermaient les yeux et se signaient…

Maître Jean, lui, n’accéléra pas le moindrement sa marche paisible, il ne ferma pas les yeux et ne se signa point non plus. Il regarda le gibet, ou, plus justement, il lui jeta un long regard… Et comme si ce regard eût vu pendre une forme humaine au bout de l’un de ces câbles que faisait ballotter la brise du Saint-Laurent, ses yeux bons et doux s’emplirent d’une ombre de pitié.

Ayant franchi la rue Sault-au-Matelot et contourné l’angle d’une ruelle où se balançait l’enseigne d’un cabaretier, Maître Jean s’engagea dans cette ruelle. La ruelle était si étroite qu’elle en était très obscure. La solitude y régnait : là, nul enfant, nulle femme… personne. Hormis quelque rare charrette qui passait en cahotant, on eût pensé que cette ruelle était tout à fait inhabitée. Elle était bordée de chaque côté de masures à l’air le plus piteux du monde, et pas une boutique, hormis celle d’un savetier, et pas une taverne. C’était une rue des pauvres…

Maître Jean marchait toujours de son même pas égal et suivait le milieu de la chaussée qui, çà et là, était coupée par un ruisseau encombré de toutes espèces de déchets. Souvent il montait à l’odorat de Maître Jean des odeurs peu odorantes ; mais il paraissait n’en faire nul cas ; seulement, il avait soin de ne pas poser ses souliers dans les flaques de boue grise qui très souvent se posaient sur son passage.

Un peu plus loin, le vieillard obliqua brusquement sur sa droite et s’enfonça, sans hésiter une seconde, dans une sorte d’impasse sombre et malpropre au fond de laquelle reposait le plus paisiblement du monde une bicoque à l’air sordide et lugubre.

Ce qui lui donnait cet air funèbre, c’était la couleur dont on l’avait revêtue : ses planches étaient rouges, du même rouge sang que le gibet de la rue Sault-au-Matelot. La bicoque possédait, pour en éclairer l’intérieur, au jour, deux petites fenêtres que fermaient des volets peints en noir… un noir de mort ! La porte, unique, portait la couleur du jaune safran, et, pour paraître luxueuse sans doute, elle s’agrémentait d’un bel œil-de-bœuf solidement grillagé. Au surplus, cette porte offrait un caractère bourgeois : ses panneaux — quatre en tout — étaient bellement sculptés de figures… mais de figures terribles : ici une roue sur laquelle un malheureux se trouvait attaché… là, une potence à laquelle pendait lamentablement un malandrin. Porte curieuse et macabre à la fois, laquelle, de nos jours, vaudrait un million pour compléter la collection d’un de nos musées. Et il y avait encore bien d’autres figures ou images que le temps avait fini par user. Chose plus curieuse que la porte elle-même, celle-ci n’attirait aucunement la curiosité… plus que cela, l’impasse repoussait et jamais, ou, du moins, très rarement, voyait-on un homme assez hardi pour s’y aventurer.

Pourtant, Maître Jean ne parut pas éprouver de répugnance ou d’effroi à y conduire ses pas. Il entra là comme chez lui. Mais si des gens du voisinage l’eussent vu, par hasard, pénétrer dans cette impasse, ils se seraient signés de suite avec effroi et n’auraient pas manqué de se demander non sans le plus bel étonnement :

— Par tous les saints du Paradis ! que va faire Maître Jean chez Mathurin le Bourreau ?

C’est là, en effet, que vivait, seul et solitaire comme un lépreux antique, l’exécuteur des hautes œuvres royales… celui qu’on appelait Mathurin le Bourreau.

Un moment, Maître Jean considéra la bicoque, les panneaux si bizarrement sculptés et les volets noirs. Quoique les volets fussent fermés, il y avait un signe évident que le maître de céans était debout, car la cheminée fumait doucement. Mais nul bruit au dedans. Qu’importe ! Le visiteur frappa la porte de la pomme d’or de sa canne.

Un grognement indistinct partit aussitôt de