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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/15

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

tout le monde, puisque vous le pouvez. Mais prenez garde, Monsieur, qu’à votre tour…

Elle n’acheva pas sa pensée, seul un geste effrayant donna au Comte de Frontenac l’explication et toute la mesure de cette pensée.

Le Comte veut parler… mais la jeune femme l’arrête par ces paroles :

— Je sais maintenant tout ce que vous vouliez me dire, Monsieur le Comte. Allez-vous-en… allez-vous-en et laissez-moi tranquille près de mon pauvre petit !

Épuisée par l’effort qu’elle vient de faire, abattue par de nouveaux chagrins, brisée par de nouvelles douleurs, la Chouette retombe à genoux près de la couche funèbre où elle gémit et pleure encore…

Frontenac n’a pas bougé. Il pense et tient ses regards fixés sur la jeune femme.

La scène qui vient de se passer a paru jeter l’épouvante au cœur des voisins venus pour veiller le petit mort, ils ont disparu. Le mendiant Brimbalon, le premier, s’est furtivement éclipsé… les autres ont suivi.

Louison est demeuré seul à l’autre bout de la pièce. Depuis que le Comte de Frontenac a paru, le collégien n’a pas détaché ses regards du puissant personnage. Pas un mot, pas un geste ne lui a échappé. Il regarde encore le gouverneur, et son regard est dur et acéré ; on dirait qu’il le guette, prêt à s’interposer, si le Comte tente de lever une main sur sa mère adoptive.

Non Frontenac ne veut pas toucher à la jeune femme, mais il veut parler encore.

— Chouette… dit-il.

— Laissez-moi tranquille, répète la jeune femme. Je vous ai dit de vous en aller.

— Mais j’ai besoin de te parler encore…

— Je ne veux plus vous entendre…

— Mais je veux, moi…

La Chouette sanglote plus fort.

Louison vient de s’approcher sans bruit du gouverneur. Il lui toucha un bras.

Surpris, le Comte se tourne vers cet enfant qui le regarde avec un visage sévère et un maintien froid. Mais sa surprise devient de la stupeur lorsqu’il entend Louison lui parler ainsi :

— Monsieur, vous avez dû entendre… Allez-vous-en ! Maman l’a dit !…

— Ta mère… fait le Comte qui ne peut s’empêcher de sourire.

— Ne riez pas, Monsieur, c’est ma mère… elle est ma mère !

— Ah ! au fait… je me rappelle que Flandrin…

— Pas de discours, Monsieur, interrompt l’adolescent, allez-vous-en !

— Ah ! ça, mon garçon, tu oses donc ? Ne sais-tu point qui je suis ?

— Je le sais.

— Et tu oses encore ?

— J’ose.

— Ah ! bien, tu te trompes, je ne m’en irai pas… ou je m’en irai que quand bon me semblera.

Louison ne réplique pas. Il s’éloigne à pas rapides vers un coffre de chêne, soulève le lourd couvercle, prend un pistolet et revient au gouverneur.

— Je pense, Monsieur, qu’avec ceci j’aurai raison de vous. Voyez-vous cette porte ?… Allez, j’ordonne !

D’une main qui ne tremble pas, le collégien lève son arme et en braque le canon sur le Comte.

Frontenac n’a pas peur, même s’il a un peu pâli. Il a déjà affronté la mort sur maints champs de bataille, il sait ce que c’est. Il croise les bras et se met à considérer cet adolescent, ou plutôt cet enfant avec une admiration qui croît et croît à l’infini. Puis un sourire d’indulgence écarte ses lèvres. Il dit :

— Bien, mon garçon, je m’en vais, je me retire, je t’obéis. Mais pas avant, pourtant, que je ne t’aie dit ces mots : Tu feras un homme !

Et sans plus, le Comte de Frontenac, grave, sévère, avec une dignité imposante, s’éloigne vers la porte. Louison s’empresse d’aller ouvrir. Le Comte sort sans prononcer une autre parole, sans même regarder Louison. Lui referme l’huis, mais avant il a pu voir, sur une file, vingt gardes bien armés qui de l’épée saluent le représentant du roi Louis.

Louison tient encore son pistolet à la main. Et lorsqu’il a tout à fait repoussé la porte et se retourne, il voit la Chouette accourir à lui. La jeune femme l’enserre dans ses bras et en le couvrant de baisers elle lui murmure :

— Merci, mon Louison, et que Dieu soit béni ! Si l’on m’a pris un enfant, il m’en reste un autre… oui, il m’en reste un autre, je le répète.

— Maman… maman… balbutie tendrement Louison en laissant tomber son pistolet sur le plancher.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans la matinée de ce jour-là, un triste cortège se dirige vers le cimetière des Récollets. Une charrette porte un petit cercueil sur lequel on a déposé des couronnes de marguerites et de violettes. La Chouette, tout en pleurs, chancelante et enveloppée dans un grand voile noir, suit avec Louison qu’elle tient par la main. Le collégien conserve son visage pâle et grave, il ne pleure pas.

Puis viennent le mendiant Brimbalon, la mère Babeux, le père Bousquet… tous les voisins et amis de la jeune femme.

Il y a plus, et bien des gens de la ville s’en étonnent : de chaque côté de la charrette marchent dix gardes conduits par le lieutenant Bizard… ce sont des gardes du Comte de Frontenac. Ajoutons seulement que le Comte a voulu rendre ainsi hommage à la mère en deuil.

Et il est dix heures passées, lorsque la Chouette rentre en son triste logis avec Louison.

Là, elle s’affaisse sur un siège pour se remettre à pleurer.

Un garde survient. C’est un ami de Flandrin.

— Chouette, dit-il, Son Excellence désire t’entretenir en son Château demain à deux heures de relevée. Viendras-tu ?

— J’irai, répond la jeune femme entre deux sanglots.

Le garde s’en va, et la Chouette se replonge dans sa douleur.

— Maman, dit Louison, tu n’iras pas au Château.