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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/18

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

sait. Peut-être aussi allait-il, un peu plus tard, tendre le chapeau de paille à la ronde ? On attendait tout en écoutant la splendide musique. On était ébloui et comme transporté dans une féerie. Jamais l’oreille ne s’était autant délectée. On écoutait avec des yeux grands comme des soleils, avec des bouches toutes ouvertes desquelles, de temps en temps, s’envolaient des exclamations de surprise, de joie, d’admiration. Oh ! décidément, cet homme méritait un sort meilleur !…

Or, lui, après avoir vu disparaître le lieutenant des gardes vers la haute-ville, se leva en coupant court sa mélodie. Puis, ayant remis son instrument sous son bras, il franchit la grille de la palissade et marcha vers la petite maison de pierre. Sur la façade les volets des fenêtres étalent fermés, et nul bruit ne venait de l’intérieur.

Le musicien s’arrêta près du perron, remit son instrument sous le menton et attaqua une nouvelle mélodie, mais plus tendre cette fois, plus suave, plus harmonieuse. Quelquefois l’instrument jetait des accents si tristes que des larmes venaient aux yeux des badauds demeurés sur la rue. À certains instants, on eût dit que le violon murmurait des supplications, que l’archet, tremblant priait et pleurait. Pour mieux entendre, hommes, femmes, enfants sur la rue s’approchaient de la palissade.

L’émotion arrivait à son comble. Comme si le musicien eût deviné les sentiments de son auditoire, il essayait de donner à son instrument plus d’âme encore, et il lui faisait rendre des plaintes si attendrissantes que les cœurs cessaient de battre et que les larmes coulaient à flots sur les joues des auditeurs.

Que c’était beau !…

Cependant le musicien tenait ses yeux obstinément fixés sur la porte de la maison, et cette porte paraissait s’obstiner à demeurer close.

Mais voici qu’elle s’entr’ouvre légèrement. Une jeune et jolie femme aux plus beaux cheveux noirs passe doucement la tête dans l’entre-bâillement, et elle jette un assez long regard au musicien dont une partie du visage est cachée par les bords du large chapeau de paille. Puis, la femme referme la porte sans bruit.

Sans être déconcerté, le musicien poursuit sa mélodie. Il s’efforce de faire prier et chanter son violon en des accents encore plus mélancoliques. Les cordes vibrent en mille sons mélodieux, l’archet soupire, murmure, gémit lamentablement, et tous ces accents pitoyables s’élèvent vers la feuillée à peine remuante des arbres et montent jusqu’au ciel nuageux.

Mais voici que s’ouvre encore la porte de la maison, la même jeune femme paraît et dans un geste rapide elle lance quelque chose au musicien. C’est une bourse qui tombe aux pieds de celui-ci… une bourse qui, en tombant, fait entendre des sons presque aussi doux que ceux du violon.

La porte a été refermée de suite.

Le musicien arrête son archet, se baisse et prend la bourse qu’il glisse sans la soupeser dans l’une de ses poches. Et il murmure en même temps :

— Oui… c’est elle !…

Un sourire imperceptible presque glisse sur ses lèvres, ou plutôt il les effleure tout comme l’archet tout à l’heure a effleuré les cordes du violon.

Mais l’étrange musicien ne partira pas ainsi, non. Aussi, reprend-il son instrument. Mais cette fois ce ne sera pas une mélodie… L’archet s’agite, glisse, court, trépide, va, revient, saute, gambade… et le violon est emporté dans une marche endiablée et dansante. On pense de suite que le musicien veut exprimer sa joie et sa gratitude pour la belle bourse qu’on lui a jetée. Et la musique est si gaie, sautante et entraînante, que les hommes, les femmes et les enfants sur la rue sautent malgré eux, comme à leur insu. Mais la porte ne s’ouvrira plus, et le musicien s’en doute probablement. Aussi, après dix minutes de ce jeu qui soulève tout le monde, il s’arrête, remet son instrument sous son bras gauche et reprend le chemin de la rue.

Les badauds, pressés contre la grille et la palissade, reculent, s’écartent pour laisser passer ce virtuose qu’ils admirent de leurs grands yeux. Plusieurs lui lancent quelques gros sous, mais l’homme fait mine de ne les pas voir, et il prend rapidement la direction de la haute-ville.

Les badauds le regardent aller, silencieux, de leurs regards émerveillés, jusqu’à ce qu’il ait disparu. Alors tous s’entre-regardent avec des yeux humides, puis tous exhalent un long soupir de regret…

Vingt minutes après, les même badauds auraient pu retrouver leur musicien sur la place du Château Saint-Louis, ou la Place d’Armes, comme on l’appelait aussi, et devant la haute porte cochère par laquelle cavaliers et équipages pénètrent dans la cour du Château. Et à cet instant, la porte est grande ouverte. Il y a sur la place et dans la cour de la « royale demeure » un incessant va-et-vient. Fonctionnaires, officiers, gardes, portiers, bourgeois se croisent ; les uns sortent du Château, les autres y entrent. On voit aussi du peuple… oui bien, du peuple qui se présente pour soumettre au maître du pays, ou à ceux qui sont délégués pour agir en son nom, des cas de justice quelconques. Le peuple préfère toujours s’adresser au gouverneur plutôt qu’à l’intendant de qui relève la justice. Oui, mais connaissant la condescendance de Monsieur de Frontenac et la rudesse de l’intendant, pour ne pas dire son dédain ou son mépris pour le peuple, celui-ci s’adresse donc de préférence au premier. Là, il est sûr que son cas sera entendu et qu’il sera promptement soumis à l’intendant par les soins du comte. Bien que le Comte de Frontenac ne fût au pays que depuis deux ans, on savait déjà que, contrairement à ses prédécesseurs, il aimait à traiter directement avec le peuple les affaires d’importance. Souvent, dans les audiences, le laboureur et l’artisan passaient avant le bourgeois. Si nobles, marchands et rentiers s’indignaient de ces procédés, les gens du peuple s’en réjouissaient ; et détesté par les uns, que du reste il méprisait, le Comte de Frontenac était aimé des autres.

Pour revenir à notre histoire, disons que le musicien inconnu avait repris son instrument