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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/22

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

Le Comte, néanmoins, sait une chose : quand passe par les rues de la ville le carrosse de l’évêque, toutes les têtes se courbent, tous les genoux ploient. Mais lui, Frontenac, quand il passe, s’il est vrai que du peuple s’incline respectueusement, combien de regards, d’un autre côté, ne s’abaissent point, combien de fronts menaçants se redressent sur son passage ! Son épée, son nom, son prestige, son rang semblent demeurer impuissants devant certains hommes ; tandis que l’autre, dans sa robe violette, fait pencher toutes les têtes, même les têtes les plus réfractaires. Et Frontenac, à cet instant même, courbe la sienne humblement…

Monsieur de Laval a esquissé un sourire ambigu. Devant ses ouailles l’évêque sait trouver une physionomie douce et compatissante ; mais devant l’homme qu’il a devant lui, il lui faut prendre un masque tout au moins semblable à celui de l’autre. Et c’est pourquoi il se dresse avec hauteur et une imposante dignité. Car il sait très bien qu’il a devant lui un janséniste. Il sait aussi qu’il a là un adversaire terrible. Il sait mieux, peut-être, qu’il a là un ennemi irréductible. Alors ?… Eh bien ! avec l’ennemi il importe de traiter le front haut.

— Excellence, dit l’évêque sur un ton lent et froid, au moment où le Comte revient de sa révérence et cherche à reprendre, sans y parvenir complètement, son masque hautain et dur… Excellence, je m’excuse de me présenter à vous si inopinément et sans m’être fait annoncer. Je désirais vous faire une communication importante, et l’un de vos serviteurs m’a dit que vous étiez dans la salle des audiences. Jugez de ma surprise et de celle de vos serviteurs en constatant que la salle des audiences était déserte. Tandis qu’un serviteur allait à votre recherche, je décidai d’attendre. Mais bientôt mon oreille put saisir un bruit de pas sur ces dalles. Qui sait ? me dis-je, le Comte est peut-être là, et, les serviteurs l’ignorent… Alors j’ai entr’ouvert la porte… Puis-je vous entretenir, Excellence ?

— Pour longtemps, Monseigneur ?

— Pour un moment.

— Je vous écoute.

L’évêque glissa sa main blanche dans une poche profonde de sa robe violette et en tira une lettre.

— C’est, dit-il en exhibant le papier, une lettre de Sa Majesté…

— De Sa Majesté !… fit le Comte avec surprise.

— Vous allez voir…

— Pardon, Monseigneur… Mais quand donc avez-vous reçu cette lettre de Sa Majesté ?

— Hier soir… par ce deuxième navire venu de France.

— Un deuxième navire, dites-vous ?

— Parfaitement.

— Et vous dites qu’il est arrivé hier ?

— Ne le saviez-vous pas ? fit l’évêque surpris à son tour.

— Et ce navire a apporté du courrier ?… Mais alors, le mien, mon courrier…

Sous l’empire de cette pensée, le Comte se dirigea d’un pas saccadé vers une table, et, là sur un timbre d’argent il asséna un coup de marteau.

Le timbre rendit un son dur et sonore, il éclata presque. Aussitôt parut un valet tout tremblant.

— Et mon courrier ? Où est mon courrier ? cria le Comte avec un accent de fureur. Qu’on me l’apporte sans retard !….

Et il fit un geste comme s’il allait frapper le valet.

Celui-ci s’éloigna prestement et l’échine basse.

Frontenac, alors, sourit un peu. Puis, à l’évêque il dit paisiblement :

— En attendant mon courrier, Monseigneur, je serai content de savoir ce que vous communique Sa Majesté.

— Vous allez être satisfait, Excellence. Mais je ne vous lirai pas toute cette lettre, seulement le passage qui nous intéresse tous deux, vous et moi. Prêtez l’oreille.

Et Monseigneur de Laval se mit à lire sur un ton plus lent, plus bas, et avec un visage impassible :

« C’est avec le plus bel étonnement, Monseigneur l’évêque de Pétrée, qu’on m’informe que mon représentant en Nouvelle-France, Monsieur le Comte Louis de Buade, est un adepte de l’insupportable Jansénisme. Je n’ose point encore faire acte de foi sur cette information, et je préfère attendre votre avis dans ce sujet. Vous qui avez maintes occasions de vous trouver en entretien avec mon représentant, il vous sera peut-être possible de m’éclairer là-dessus. Vous aurez compris que je ne voudrais pas et que je ne veux absolument pas que l’homme qui dirige en mon lieu et place en Nouvelle-France fasse partie de cette déplorable secte ; et quelque bon gentilhomme que soit le Comte de Buade et malgré tous les grands services qu’il puisse nous rendre là-bas, il est certain que j’exigerai son rappel sans délai. Écrit à Versailles, ce vingtième jour d’avril 1674… »
« LOUIS ».

L’évêque releva ses yeux sur le Comte, et dans ces yeux-là Frontenac pouvait aisément saisir des lueurs de joie et de triomphe.

Le Comte, qui avait retrouvé tout son sang-froid ne sourcilla pas. Seulement, sur ses lèvres un sourire se dessinait assez visiblement, quoiqu’il semblât que le Comte fît des efforts pour réprimer ce sourire. Qui pourrait dire ? Peut-être, à cette minute-là, Frontenac avait-il une forte envie d’éclater de rire, lui qui ne riait pas souvent. Il faut croire que cette lettre du roi de France contenait des mots ou des expressions assez drôlatiques… Mais une chose certaine, le Comte ne parlait pas. Se sentait-il dans la position d’un accusé qui n’ose parler de peur de se compromettre ? Car on l’accusait bien nettement d’être janséniste…

De son côté, l’évêque gardait aussi le silence. L’éclair de ses yeux semblait fouiller les traits calmes du Comte. Monsieur de Laval, à ce moment, avait un peu l’aspect d’un juge guettant sur la physionomie de l’inculpé le signe ou le