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L’ÉTRANGE MUSICIEN

jesté le roi de France. Voici, en effet, la lettre que Monsieur Colbert m’a remise pour vous au nom du roi.

Ce disant, le duc tira de sous son gilet un pli scellé de cire rouge qu’il tendit au gouverneur.

— Monsieur, répondit le comte froidement en acceptant le pli, je prendrai connaissance de cette lettre après la fête. D’ici là, vous trouverez dans cette assemblée dames et gentilshommes qui ne manqueront pas d’amabilité à votre égard.

Puis, s’adressant à Lucie :

— Mademoiselle, je vous prie de présenter le visiteur à mes invités.

Comme on le voit, Frontenac était demeuré sur la réserve dans la crainte d’être le jouet d’une mystification.

Lucie entraîna donc son compagnon. Mais de suite gentilshommes, bourgeois, dames, et demoiselles accouraient pour entourer le duc. La physionomie de ce dernier s’était subitement modifiée. Un beau sourire se jouait maintenant sur ses lèvres rouges, ses yeux brillaient davantage et avec une certaine malice, son geste était gracieux, sa parole suave et spirituelle. Devant les dames et demoiselles il s’inclinait avec un profond respect. Aux hommes il trouvait un mot plaisant à dire. Bref, par ses belles manières et une exquise galanterie il sut conquérir tout le monde en quelques instants. On l’avait de suite jugé homme du monde parfait, plein de charme et d’esprit. Aussi, les dames et demoiselles l’accaparèrent-elles bientôt à elles seules, de sorte qu’il fut impossible aux hommes de l’aborder.

Lucie profita de cette circonstance pour aller auprès du gouverneur. Celui-ci s’était retiré dans la petite salle voisine de la salle des audiences. Là, dans cette salle que nous connaissons, un billard avait été installé, et le Comte de Frontenac surveillait une partie qui venait de s’engager entre deux dames et deux gentilshommes.

À la vue de Lucie, il quitta les gens qui l’entouraient et vint à sa rencontre.

— Eh bien ! Excellence, murmura la jeune femme, que pensez-vous de notre duc ?

À ce moment, des valets survenaient portant de larges plateaux d’argent chargés de gâteaux, de fruits, de vins glacés, d’eau-de-vie…

— Suis-moi, dit le Comte, nous pourrons mieux nous entretenir en mon cabinet qu’ici.

Mais avant de quitter la salle il voulut offrir à sa compagne quelques rafraîchissements. Lucie vida une coupe de vin glacé et prit un gâteau. Le Comte se contenta d’un verre d’eau-de-vie additionnée de cidre doux. Puis, tous deux quittèrent la salle du billard par une porte qui ouvrait sur un couloir d’où on pouvait gagner le vestibule et l’escalier conduisant aux étages supérieurs.

Mais au pied de l’escalier la jeune femme s’arrêta, et la bouche à demi pleine de gâteau, elle dit :

— Ah ! mais, Sire, oubliez-vous vos musiciens ?

— Tiens ! sourit Frontenac, tu me fais souvenir que j’ai un nouveau musicien dont l’art ne manquera pas de charmer l’oreille de mes invités.

Il appela un valet et lui donna ordre d’aller chercher le joueur de violon.

— Je vais lui recommander, dit le Comte à la jeune femme, de nous jouer ce qu’il a de mieux dans son répertoire.

Lui et elle s’entretinrent pour un moment de choses insignifiantes, en attendant la venue du musicien.

Mais au bout de quelques minutes, ce fut le valet qui revint pour annoncer que le musicien était introuvable.

Le Comte demeura surpris.

— Avez-vous cherché partout ? Interrogea-t-il.

— Nous n’avons cherché qu’aux cuisines où il se tient d’ordinaire. Il y a un peu plus d’une heure il était là.

— Ne serait-il pas monté à sa mansarde ? Allez voir !

Le valet obéit. Cinq minutes après il revenait pour déclarer que la mansarde était déserte.

— Voilà qui est extraordinaire ! murmura le Comte. Mon musicien m’a laissé sans tambour ni trompette !

Lucie, qui voulait se débarrasser d’une inquiétude nouvelle, essaya de rire :

— Et il vous a laissé aussi sans violon !

Le Comte se mit à rire.

— Tant pis, reprit-il, pour mes invités. Quant à nous, montons ; j’ai hâte de prendre connaissance de cette lettre de Monsieur Colbert.

Frontenac finissait par croire que le duc de Bonneterre était bel et bien un réel gentilhomme de la Cour du roi envoyé au Canada en mission particulière. Car assez souvent, Louis XIV dépêchait un commissaire pour étudier les affaires du pays.

Sans plus, il entraîna la jeune femme en son cabinet de travail.

Lorsque le Comte et sa compagne eurent disparu au haut de l’escalier, le duc de Bonneterre surprit un laquais dans le vestibule qui lui faisait un signe particulier. Le duc était à ce moment mêlé à un groupe de dames dans la grande salle. Il s’excusa aussitôt, disant :

— J’ai oublié que j’ai une communication importante à faire de vive voix à Monsieur le Comte de Frontenac, je m’empresse d’aller réparer cette omission.

Il fit une profonde révérence et gagna le vestibule.

Au laquais qui lui avait fait un signe il demanda :

— Eh bien ! et le Comte ?

— Là-haut, Monsieur.

— Seul ?

— Avec la jeune femme blonde.

— Bien. Va donner dehors le signal et qu’on attende !

Et tandis que le laquais quittait le vestibule, le duc se dirigeait vers l’escalier sans prêter la moindre attention aux huissiers, portiers et gardes qui le regardaient aller d’yeux arrondis.

Cependant le Comte de Frontenac s’était rendu dans son cabinet avec Lucie. Là, il brisa à la hâte le pli scellé de cire rouge et, à sa