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Page:Féron - L'étrange musicien, 1930.djvu/36

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L’ÉTRANGE MUSICIEN

la part de qui que ce soit. C’était mettre chacun à sa place. Oui, mais ce « chacun » se trouva très mortifié et il ne put se résoudre à demeurer strictement dans le rayon de ses fonctions ou de sa charge.

Voilà pourquoi on cherchait à accumuler contre ce gouverneur autoritaire toutes espèces de vilenies, dans le but de le discréditer au plus tôt auprès des ministres de Louis XIV. Lorsque la faveur a élevé l’homme, le discrédit, sous la forme du serpent, rampe sans cesse autour de lui ; s’il demeure, le serpent s’éteint d’inanition, s’il tombe, la bête le dévore. Or, le Comte de Frontenac ne voulait pas tomber, il ne voulait pas être dévoré…

Mais il sentait que sa puissance en Canada était journellement ébranlée par la puissance d’un autre homme également de haute origine, et dont le prestige à la Cour de Versailles égalait bien le sien. Cet homme était Monsieur de Laval, évêque de Pétrée. L’influence de ce prélat était telle, qu’il allait réussir à se faire nommer évêque de Québec, en dépit des tentatives de Frontenac auprès de Mme de Maintenon pour faire avorter cette nomination. Car cette nomination ne pourrait manquer de rehausser le nom et la dignité de Monsieur de Laval, comme elle affirmerait son prestige et sa puissance. Et dès lors Frontenac pourrait bien se trouver à la merci de l’évêque, quoi qu’il tentât pour écraser l’adversaire.

Monsieur de Laval était instruit de tous les efforts faits par Frontenac, sa femme et quelques grands personnages de leurs amis pour l’écarter du siège épiscopal qu’il briguait. Or, toutes ces luttes menées en sourdine, toutes ces rivalités n’étaient pas faites pour diminuer et moins encore pour éteindre l’animosité qui régnait entre ces deux puissances qu’étaient le gouverneur et l’évêque. C’est pourquoi la lutte entre ces deux hommes allait continuer plus ardente, plus âpre, plus violente, jusqu’à ce que l’un ou l’autre disparût de l’arène meurtri et vaincu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Donc, douze jours s’étaient écoulés depuis la fête donnée par le Comte de Frontenac.

On était au dix juillet.

Vers les midi un brigantin, venant de Ville-Marie, accosta au quai du Roi. Ce navire appartenait au Comte de Frontenac pour l’utilité de son négoce. Lorsqu’il portait une cargaison de pelleteries, il voguait tantôt vers la France, tantôt vers les ports de la Méditerranée, et quelquefois vers l’Angleterre ou d’autres contrées, là où le Comte savait trouver un meilleur prix pour ses fourrures. Puis le navire revenait en Nouvelle-France chargé d’eau-de-vie et de présents pour les Sauvages. Le Comte entretenait un équipage fidèle et dévoué sur lequel il pouvait se reposer avec confiance.

Lorsque le navire eut été amarré et ses voiles carguées, trois hommes en débarquèrent. L’un de ces trois hommes était un prisonnier, et rien de plus aisé à le reconnaître pour tel à voir les chaînes qu’il portait aux poignets et l’énorme boulet de fer qu’il tirait du pied gauche.

Ce prisonnier était Flandrin Pinchot, l’ancien maître-geôlier aux salles basses du Château Saint-Louis. Démis de sa charge par Frontenac, Flandrin Pinchot était passé aux gages du gouverneur de Ville-Marie, lequel, peu après, l’avait fait jeter dans un cachot pour insubordination.

Oui, c’était Flandrin Pinchot qui revenait de Ville-Marie. Il était méconnaissable. Sa haute taille était courbée. Sa barbe noire et rude, de pas moins de quinze jours, couvrait son visage long, maigre et livide. Ses yeux, cerclés de bistre et encavés dans leurs orbites, étaient hagards. Ses longs cheveux noirs, sales, poussiéreux, tombaient en désordre sur ses épaules. Il était nu-tête. Et son uniforme était tout sale et poussiéreux aussi. Et il tremblait, il grelottait, il titubait en marchant, et chaque fois que son pied gauche tirait avec effort l’énorme boulet de fer, Flandrin chancelait comme s’il allait tomber. C’était un revenant de la tombe qui apparaissait. Si on lui eût ôté ses vêtements, on se fût trouver en présence d’un squelette vivant : Flandrin n’avait plus ni chair ni sang. Pour tout dire, ce n’était plus qu’une misérable loque humaine.

Deux grands escogriffes marchaient à ses côtés. Vêtus comme des seigneurs, armés de la rapière, ces deux hommes s’interpellaient pompeusement et avec la plus désinvolte affectation, l’un « Mon cher duc », l’autre « Mon cher Marquis ». Ces deux personnages étaient les agents favoris du Comte de Frontenac, c’étaient ses émissaires et intermédiaires auprès des Sauvages et trappeurs ; c’étaient, enfin, des hommes à tout faire. Et selon les dires, ces deux individus étaient deux frères jumeaux ayant pour nom Polyte et Zéphir Savoyard. On ne pouvait, certes, douter de leur « gémellement » à voir leur ressemblance parfaite.

L’arrivée du brigantin avait soulevé la curiosité chez les habitants de la basse-ville ; mais ce fut bien autre chose quand on reconnut le « Capitaine » Flandrin dans cette épave humaine qu’entraînaient les deux bravi, ses gardes du corps. Et ceux-ci, selon leur coutume, s’abandonnaient à toutes espèces de gouailleries et de facéties à l’adresse de leur prisonnier. Avant de débarquer du navire, Polyte avait fait remarquer à son frère :

— Savez-vous, cher duc, qu’il aurait mieux valu arriver de nuit ?

— Et pourquoi, mon cher marquis ?

— Pour la raison qu’on pourrait bien tenter de nous enlever notre prise ; car la peau du Capitaine Flandrin, rendue ici, doit valoir pour le moins mille bonnes livres.

— C’est exact, si nous calculons toutes les peines et misères que nous a données cet animal de capitaine pour le tirer de son tombeau et le ramener dans les bras de sa chère petite femme. Eh bien ! mon cher marquis, je me dis que ça vaudra tout à l’heure au moins deux bonnes mille livres bien sonnantes, ou je donne ma tête au bourreau et la tienne avec !

— Hein ! nos deux têtes au bourreau, cher duc ? Vous n’êtes pas fou ! Pouah ! Ne vaudrait-il pas mieux moyennant… mettons trois