Page:Féron - L'aveugle de Saint-Eustache, 1924.djvu/10

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
8
L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

nos pères, oui, c’est tout cela à la fois qui nous oblige et nous commande, nous, fils de France et fils de Rome, à chasser de notre sol l’étranger sacrilège.

Superbe, presque farouche, Chénier se tourna vers Albert Guillemain, demandant :

— Et toi, mon lieutenant, que dis-tu ?

Le jeune homme se leva, étendit la main et prononça d’une voix forte :

— Pour nos pères, pour nos mères, pour nos fiancées, pour notre Dieu, marchons !

— Et vous encore, mes gars ? demanda Chénier aux deux fils de l’aveugle.

— Nous sommes avec vous, répondirent-ils d’une même voix résolue.

Alors l’aveugle se leva et dit sur un ton solennel :

— Allez tous, mes enfants, puisque c’est pour votre Dieu et votre Patrie !

Louisette sanglotait.


III

LES TRAÎTRES


C’était une belle matinée d’hiver, avec un soleil presque printanier, une brise presque tiède, et la neige sur les toits fondait comme la neige d’avril. Aussi après quelques jours durant lesquels le froid avait été assez vif, les villageois de Saint-Eustache ouvraient leurs portes et allaient gaiement respirer sur la rue l’air vivifiant. Les cultivateurs de la région profitaient de ce beau jour pour venir chez le marchand, chez le meunier, chez le forgeron, bref pour faire leurs affaires. D’autres, plutôt pour agrément et pour savoir les nouvelles du jour, arrivaient dans leurs carrioles en claquant le fouet et en chantant quelques gais refrains. Ceux-ci avaient leurs rendez-vous aux auberges où l’on discutait le plus souvent les choses politiques.

Ce jour-là, deux cavaliers descendaient lentement la rue principale du village. Sur leur passage pas un passant qui n’enlevât son chapeau, pas une commère, sur le pas de sa porte, qui ne s’empressât de faire sa plus belle révérence, — ce qui nous porte à penser que ces deux cavaliers étaient des personnages de marque. En effet, c’étaient le fils et la fille du riche commerçant, le sieur Siméon Bourgeois. C’était l’aristocratie… c’était la haute-gomme du village de Saint-Eustache.

Sans être des pur-sang, leurs chevaux n’en étaient pas moins des bêtes de prix. Puis le vêtement recherché des cavaliers, leur mine fière, presque dominatrice, la prétention de la pose, tout dans leur extérieur attestait qu’ils étaient gens sur le passage desquels il faut mettre chapeau bas.

Le plus intéressant des deux cavaliers semblait être la fille du commerçant, Olive Bourgeois. Grande, mince, flexible, très élégante dans une riche amazone de velours brun dont le corsage, artistiquement passementé de soie de Lyon, moule la taille d’une manière parfaite, telle apparaît Olive Bourgeois. Elle passe, dans le pays, pour une jolie fille, avec le teint mat de son visage aux lignes régulières, son petit nez droit aux ailes légèrement écartées, sa bouche et ses deux lèvres passées au rouge ; car les fards à cette époque n’étaient pas moins en honneur chez la femme qu’aujourd’hui. Mais ce qui frappait surtout chez Olive, c’étaient ses yeux. Noirs, brillants, très mobiles, à demi voilés sous les cils longs et recourbés, les yeux d’Olive fascinaient. Mais ils étaient aussi le miroir de ses pensées et de ses sentiments ; qu’elle le voulût ou non, on y pouvait lire dans ces yeux-là comme en un livre. Tout ce qu’elle avait de plus intime au tréfonds d’elle-même s’y reflétait sous le regard inquisiteur. Enfin, avec la masse épaisse et lourde de ses cheveux châtains, sur lesquels se pose une petite taque de velours noir ornée d’une plume blanche, la jeune fille attire tous les regards. Mais tous les regards ne semblent pas éprouver pour Olive Bourgeois l’admiration. Car des gens, après l’avoir regardée, s’écartent d’elle comme avec crainte. C’est que, en effet, Olive se donne un air très hautain, et quand elle jette par hasard un coup d’œil sur un paysan, les éclats de ses yeux sont faits de mépris. Ses lèvres, en même temps, esquissaient un petit sourire de dédain qui assombrit presque le rouge postiche dont elles sont teintes. Du reste, si l’on ne s’écarte pas assez tôt de son chemin, on s’expose à des coups de cravache. Car Olive aime à se faire craindre. Peu lui importe l’amour ou la vénération des paysans ! Elle sème la crainte, et elle récolte la haine. À vingt-quatre ans Olive Bourgeois est capricieuse, autoritaire et vindicative. Elle est dangereuse…

Son frère, Félix, est un grand garçon de vingt-six ans, à cheveux châtains aussi à moustaches conquérantes, ni laid ni beau, mais fat et ambitieux. Peu instruit, mais très prétentieux, il est toujours prêt à entamer une controverse avec son curé qui, le connaissant, lui fait faire promptement demi-tour par une question de ce genre :

— Dites-moi, Félix, comment vendez-vous vos petits pois ?

— Trois sous la livre, monsieur le curé, répond Félix en serrant les lèvres de dépit.