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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

pour votre bien. Comme vous voyez, je vous dis cela en ami.

— C’est tout ? demanda Octave d’une voix sombre encore.

Cette brusque question fit hésiter le jeune homme.

— Ma foi… bredouilla-t-il… je crois que oui. Et du regard il interrogea sa sœur.

Dans les yeux noirs de la jeune demoiselle un regard hardi et autoritaire brilla.

— Non, répondit-elle avec vivacité, ce n’est pas tout. Non ce n’est pas tout, Octave, il y a quelque chose de plus important encore. Et si Félix a peur de parler, c’est moi qui le ferai à sa place.

Brusquement elle approcha son siège de la table sur laquelle elle appuya ses bras, et commanda d’une voix brève :

— Mes amis, écoutez ce que je vais vous dire.

Sur chacun de ses auditeurs elle promena un regard assuré et froid. Puis à voix basse elle se mit à parler, expliquant le but principal de la visite qu’elle était venue faire dans ce logis avec son frère. Ses paroles produisirent un long frémissement sur ses auditeurs attentifs et stupéfaits.

— Mes amis, disait Olive, Félix vous a informé que le Gouverneur, Lord Gosford, a fait allouer une somme de deux mille piastres comme prime pour l’arrestation du docteur Chénier ? C’est vrai, et voilà comment cet événement peut vous intéresser. Vous n’êtes pas riches ici. Votre forge, Octave, vos champs Georges, suffisent à peine à votre existence. Ensuite, vous êtes deux gars solides et robustes, deux bons citoyens, et vous avez du cœur… Mais vous êtes pauvres, je le répète, et il y a là pour vous aider une petite fortune presque… Arrêtez Chénier, et cette fortune est à vous ! C’est facile… quand le docteur vient…

Un violent coup de poing asséné sur la table interrompit net la jolie conteuse.

Octave était debout, bras croisés, l’œil en feu, la lèvre frémissante. Une sorte de râle se fit jour entre ses dents serrées.

Olive s’était dressée aussi, renversant son siège dans sa précipitations. Maintenant elle reculait vers la porte où Félix l’avait déjà précédée.

Et Octave grondait, l’écume à la bouche :

— Oui, mam’zelle Olive, oui, m’sieu Félix, nous avons du cœur… Oui, vous l’avez dit. Et c’est parce qu’on en a du cœur, du cœur de Canadien, du cœur de patriote, du vrai cœur, entendez-vous ?… Oui, c’est parce qu’on en a en masse de ce cœur-là que nous n’arrêterons pas le docteur Chénier ! Et c’est aussi parce qu’on en a pas mal de ce même cœur-là qu’on défendra le docteur si on vient l’arrêter… on le défendra au prix de nos vies !…

Redressant sa taille davantage, d’un geste digne Octave indiqua la porte aux deux espions et leur dit simplement :

— Allez-vous-en… on n’est pas des lâches !

Félix était déjà dehors démarrant les chevaux à la hâte.

Quant à Olive, elle jeta un ricanement sauvage, lança vers Louisette, qui pleurait, un regard de haine, et à Octave elle cria :

— Au revoir, mon gars !

Elle sortit claquant la porte sur ses talons.


IV

DEUX AMBASSADEURS


À peu près à mi-chemin entre l’église et la forge du père Marin s’élevait l’auberge de maître Moulin. Sorte de cabaret plutôt cette auberge était devenue depuis quelques mois le rendez-vous des patriotes de Saint-Benoît, de Sainte-Rose, de Saint-Eustache et de quelques autres paroisses environnantes. On y tenait des assemblées publiques, des réunions secrètes, les chefs y avaient leurs « huis-clos », bref, cette auberge était alors comme les quartiers-généraux de l’insurrection pour le comté des Deux-Montagnes. Et pourtant le père Moulin, vieux célibataire alerte, rubicond et jovial, n’était pas à vrai dire un rebelle. Il se disait bien patriote, mais pas plus. Il était là pour faire ses affaires. Il recevait aimablement tout le monde, avec cette seule différence que, pour les loyalistes, il semblait quelquefois être d’une politesse obséquieuse. Pour lui il n’y avait pas de couleurs ; seuls les écus bien sonnants avaient une réelle valeur et méritaient tous les égards. Il arrivait bien quelquefois, — souvent même, depuis un certain temps, — qu’on envahissait son auberge et qu’on l’emplissait comme « un œuf ». On discutait à tue-tête, on hurlait, on sautait : mais on mangeait aussi et l’on buvait surtout… et cela rapportait. Les autorités pouvaient-elles lui en faire un tort ? D’ailleurs il savait si bien, quand nécessaire, fermer l’oreille et le bec, de même qu’il n’ignorait pas faire fonctionner l’une et l’autre à l’occasion. Sournois et rusé, jamais le père Moulin ne s’était compromis par une parole dite un peu vite ou par un geste équivoque. Il savait mesurer ses gestes et ses paroles comme il mesurait son vin. Ajoutons à cela qu’il avait appris à respecter l’autorité ; mais il respectait les rebelles aussi, du moment que