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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

On crie :

— Arrêtez-le !… il va s’assommer !…

À voir la foule délirante, on l’eût dit ameutée et courant après un assassin ou un voleur.

Et le vieillard va plus vite comme électrisé par la voix grondante de la foule. Il tombe encore…

Alors Octave avec un accent de la plus profonde stupéfaction s’écrie :

— Sacré tonnerre… c’est le père !…

C’était l’aveugle, en effet… c’était le père Marin.

Mais déjà Chénier s’est rué vers le pauvre vieux, il l’a soulevé dans ses bras robustes, et en courant il l’emmène à l’auberge. Là, entouré de ses fils et des patriotes, l’aveugle continue à gémir, à sangloter, à balbutier des mots incompréhensibles.

Enfin, aux questions pressantes qu’on lui pose, le vieux, entre deux sanglots, parvient à bégayer :

— Louisette… c’est Louisette qu’on a enlevée… là, chez-nous… tout à l’heure…

La voix lui manque, il s’évanouit.

Un cri venait de retentir :

— Malheur ! clama Guillemain. Et il s’élança suivi des autres patriotes, vers la maison du père Marin.

Chénier, pendant ce temps, aidé de Toinon, donnait ses soins au pauvre vieux évanoui.


VII

AMOUR ET HAINE


Il existait, sur la route qui se déroule entre Saint-Eustache et Saint-Benoît, à environ deux milles de ce dernier village, un homme, dont l’existence mystérieuse faisait aller les langues du pays. Trois ans passés, cet homme avait acquis un lopin de terre inculte, avait érigé une petite maison au sein d’un bouquet de grands peupliers, et y avait vécu depuis, seul et solitaire, sans qu’on pût jamais savoir quel était cet homme.

Son nom, son origine, sa nationalité, au bout de ces trois années, étaient encore ignorés des habitants de la région.

On ne lui savait aucune relation de parents ou d’amis. On le voyait quelquefois au village de Saint-Benoît, où il allait faire ses provisions. On le rencontrait encore, vêtu d’un habit de velours anglais, havresac au dos, parcourant les bois ou suivant la berge des rivières.

D’autres fois, on l’avait aperçu, monté sur un magnifique cheval, franchissant les villages avec la rapidité du vent.

Mais on ne savait rien de l’homme, hormis qu’il avait les mains fines et blanches, et qu’il parlait comme « un homme d’instruction ». Et les faiseurs d’histoires ne manquaient pas de fabriquer toutes espèces de récits plus ou moins fantastiques sur l’existence de cet homme.

Ensuite, comme en ces récits il était important de donner au héros un nom quelconque, on l’avait surnommé « l’Anglais ». C’était, dans ce bon temps de nos pères, la coutume de surnommer ainsi tout étranger. Et lorsqu’un inconnu traversait une campagne ou un village on pouvait entendre ceci :

— Tiens ! r’garde donc c’t’homme qui passe !

— Qui ça peut ben être, je m’demande ?

— Bah ! c’est un Anglais !

Notre solitaire avait donc été baptisé « l’Anglais ». Et, chose curieuse néanmoins, cet homme parlait très correctement la langue française et avec l’accent canadien le plus pur.

Nous saurons bientôt qui était ce mystérieux personnage.

 

C’était un beau jour ensoleillé du mois d’août de cette même année 1837.

Une écuyère vint s’arrêter devant la palissade qui entourait la maisonnette de « l’Anglais ». De la route on ne pouvait pas voir la maison à cause de l’épais feuillage des peupliers, de même qu’on ne percevait d’autre bruits que les roulades, les trémolo et le vol rapide des oiseaux qui hébergeaient sous la forte ramure.

Ayant arrêté sa monture, l’écuyère promena sur la route un regard clair et inquisiteur. La route était déserte. Rassurée, l’écuyère descendit de cheval, poussa la grille de la palissade et, suivie de sa bête qu’elle tirait par la bride, elle s’engagea dans un petit sentier tortueux zigzaguant sous les peupliers. Deux minutes lui suffirent pour atteindre la maisonnette.

Au même instant, dans la porte ouverte de cette maison un homme parut disant d’une voix douce :

— Je vous attendais, Olive…

L’écuyère venait d’attacher son cheval au tronc d’un arbre. Elle se retourna et répondit, froide, hautaine :

— Ne vous ai-je pas promis de venir ?

L’homme, au lieu de répliquer, esquissa un sourire vague et s’effaça poliment pour laisser entrer sa visiteuse.

Celle-ci fit un geste négatif et, désignant un banc rustique sous les arbres, dit :