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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Ça m’est bien égal après tout qu’on arrête Chénier ou qu’on ne l’arrête pas ! L’important, c’est que je puisse mettre la main sur cette fille de paysan. Ah ! cette Louisette… comme elle va payer cher les tourments que j’endure par sa faute !…

Lorsqu’elle eut parcouru un demi-mille environ, elle mit sa monture au pas, et, insensible à la bise du nord, elle se mit à repasser dans son esprit les événements de sa vie depuis un an. Elle évoqua le souvenir de ses amours avec Andrew Jackson, la promesse d’épousailles qu’elle avait faite à l’Américain, puis la passion qui l’avait prise soudain pour Albert Guillemain. Ensuite, elle songea aux agitations qui couraient par le pays ; et ce pays lui parut comme un océan dont les flots se soulèvent peu à peu et vont grossissant sous le vent qui s’élève. Elle vit le peuple tout frémissant sous le souffle de l’insurrection. Elle entrevit des luttes âpres, sauvages, sanglantes… Elle s’y vit mêlée sans savoir au juste pourquoi ; mais elle pouvait pressentir que ses amours et ses haines l’entraînaient, comme à son insu, au sein d’événements terribles qu’elle ne pouvait définir. Et si, au bout, elle découvrait un abîme profond dans lequel elle pouvait rouler, elle ne tentait aucun effort de se retenir de quelque façon sur la pente dangereuse. Elle entrait dans l’effrayant gouffre… Et les plus sombres visions enfantées par son imagination loin de la faire trembler, amenaient sur ces lèvres que bleuissait le froid d’hiver une sorte de rictus dédaigneux. Puis, insensiblement, son souvenir la ramena à Jackson qu’elle n’avait pas revu depuis cet après-midi du mois d’août où tous deux s’étaient si franchement déclaré la guerre. Qu’était devenu l’Américain ? Elle se le demandait. Peut-être était-il parti, et n’avait-il voulu faire à Olive qu’une vaine bravade ? Cette pensée la fit tout à coup tressaillir, et cette pensée se formula dans un murmure étrange :

— Et pourtant… s’il m’aimait encore !… Ou si, moi, sans le savoir, sans m’en douter, je l’aimais toujours !…

Mais brusquement elle chassa ces pensées de son esprit et elle se mit à rire avec mépris.

Un écart subit de sa mouture ramena la jeune fille aux réalités de la vie. D’un coup de rênes elle dompta la bête, la ramena sur le chemin, et jeta autour d’elle un rapide regard. Elle aperçut, sortant d’un taillis voisin, un jeune homme qui d’une main portait un fusil et de l’autre deux perdrix qu’il venait d’abattre.

Ce jeune homme, Olive le reconnut avec un tressaillement de malaise : c’était Albert Guillemain.

Poliment, mais froidement le jeune homme la salua.

Olive arrêta son cheval et demanda avec un sourire dont elle ne put cacher la mélancolie :

— Pourquoi aujourd’hui me saluez-vous, Albert ?

— Par politesse, mademoiselle, puisque nous nous trouvons seuls sur une route déserte.

— Parce que vous n’avez personne, autre que moi, à saluer… Parce que le hasard fait que nous nous rencontrons par accident… Parce que vous ne pouvez pas franchir cette route sans me voir… et vous me dites bonjour bien forcément… Et mieux que le faire voir tout simplement, vous me le dites… par politesse…

Elle partit d’un petit éclat de rire sec, saccadé… d’un rire qui, sans se l’avouer, lui fit mal. Car elle aimait — du moins elle croyait aimer — et elle se savait détestée, exécrée, méprisée peut-être !

Puis elle demanda, un peu plus calme :

— Vous vous rendez au village ?

Le jeune homme parut hésiter une seconde, et répondit :

— Non… je chasse seulement par-ci par-là.

— C’est bien malheureux, soupira Olive avec une ironie légère au coin de ses lèvres.

— Pourquoi ?

— Parce que nous eussions fait route ensemble.

— C’est regrettable, en effet, répondit froidement Guillemain.

— Pas pour vous, du moins ? De nouveau la jeune fille laissa bruire entre ses dents blanches son petit rire saccadé. Puis de ses prunelle sombres des feux étranges s’échappèrent. Néanmoins, elle réussit à prendre un ton naturel et dégagé pour dire :

— Mais puisque l’occasion se présente, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil d’amie ?

— Dame… si cela vous plaît…

— Eh bien ! savez-vous ce que je me suis laissée dire ?

— Non… à moins que vous me le disiez vous-même…

— On m’a dit que vous faites partie des « Fils de la Liberté » ?

— Et si cela était ?…

— Dites plutôt que cela est… soyez franc !

— Bien. Ensuite ?

— Voilà où tombe mon conseil…