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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

en regardant l’abîme qui les séparait depuis des mois.

Un sanglot le fit tressaillir et interrompit le cours de ses pensées.

Il s’avança vivement vers la silhouette féminine. Celle-ci se retourna brusquement, pâlit et recula avec épouvante en apercevant Jackson.

Lui, fit entendre une exclamation de stupeur.

Il reconnaissait celle qu’on appelait « la fille au père Marin ».

— Louisette !… murmura-t-il très bas.

Elle, plus étonnée encore, balbutia :

— L’Anglais !…

Elle recula encore plus loin dans la pénombre, ses mains tendues en avant comme pour repousser une apparition de spectre.

L’ingénieur sourit et dit d’une voix douce, qui pouvait rassurer de suite la jeune fille :

— Ne craignez rien, mademoiselle, vous êtes ici en sûreté. Ce soir, vous retrouverez votre famille.

Moins effrayée, Louisette voulut demander une explication :

— Comment, se fait-il ?…

Toujours souriant, Jackson répondit :

— Je vous ai reprise à vos ravisseurs.

— Oh ! je me rappelle… trois cavaliers inconnus… Et la jeune fille se tut, toute secouée par un frissonnement de terreur.

L’Américain continua d’expliquer :

— Je les ai rencontrés sur la route. Je vous ai vue, sans vous reconnaître. Oh ! vous pouvez être tranquille à présent, vous n’avez plus rien à redouter de ces hommes. Tout à l’heure je me rendrai chez votre grand-père pour le prévenir, et l’on viendra vous chercher.

— Ah ! qui que vous soyiez, monsieur, merci. Je vous bénis. J’ai eu si peur… Ah ! comme mon pauvre grand-père aveugle doit se lamenter ! Et mes oncles… Oh ! bien sûr, monsieur, que vous irez vite les prévenir ?…

Louisette, à peu près rassurée par l’honnête apparence du jeune homme et par ses bonnes paroles, était revenue vers la cheminée et joignait des mains suppliantes.

— Asseyez-vous là, commanda Jackson, et chauffez vos mains. Nous boirons un verre de vin chaud, puis je me rendrai chez vous.

Émue, joyeuse, la jeune fille accepta le fauteuil que l’Américain avait avancé devant l’âtre.

Une heure après, comme il l’avait promis, il montait à cheval et partait pour Saint-Eustache. Il pouvait être six heures, et déjà la nuit était très noire sous les nuages opaques et sombres qui cachaient le ciel.

Le jeune homme n’avait encore parcouru qu’une faible distance, lorsque des lueurs d’incendie attirèrent son attention, et ces lueurs semblaient partir de Saint-Eustache. Intrigué, il précipita sa course. Une demi-heure lui suffit pour atteindre la maison de l’aveugle. Mais cette maison était déserte.

Il dirigea ses regards vers le haut de la rue et comprit que l’incendie, à l’extrémité opposée du village, prenait les proportions d’un immense brasier. Dans l’éclatante lumière projetée par les flammes, Jackson put d’un coup d’œil embrasser tout le village : les arbres, les maisons, les villageois courant ça et là. Tout se découpait avec une prodigieuse netteté dans le cercle de lumière tracé par le sinistre foyer. Chaque toit, se rougissait, chaque fenêtre reflétait des lueurs rouges, si bien qu’on eût juré le village entier la proie des flammes. Par les fenêtres ouvertes il apercevait des têtes pâles, épouvantées, qui se penchaient. Des portes s’ouvraient avec précipitation, claquaient et livraient passage à des enfants qui, tête nue, apeurés, couraient dans la rue… Des femmes, la tête enveloppée dans leurs tabliers, se précipitaient vers le lieu de l’incendie proférant des cris, des lamentations. Et plus loin, sur le théâtre même du feu, Jackson distinguait une multitude d’êtres — sombres silhouettes — s’agiter, courir, s’arrêter, lever les bras au ciel, hurler ou appeler, repartir, se mêler… Des clameurs lugubres accompagnaient les hautes flammes vers la voûte rougeâtre des cieux…

Jackson s’élança vers l’incendie, se demandant, très inquiet :

— Que se passe-t-il ?


XI

LA VENGEANCE DES PATRIOTES


Ce qui se passait ?… C’était le châtiment des traîtres à la cause des Patriotes canadiens.

En apprenant l’enlèvement de Louisette de la bouche de son grand-père à l’auberge du père Moulin, nos amis, on se le rappelle, étaient partis en toute hâte pour se rendre à la maison de la forge, et, de là, rattraper peut-être les ravisseurs.

— Mort aux voleurs de femmes ! avait hurlé Dupont.

— Mort aux bandits ! avait rugi Le Frisé.

Guillemain, Octave et Georges Marin, en tête couraient, gardant un silence sombre.

Au fur et à mesure qu’ils descendaient la