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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

applaudissements frénétiques parmi la foule massée dans la rue sombre.

— Qu’on brûle les traîtres ! rugissaient encore des voix âpres et farouches.

Au premier étage de la maison des fenêtres s’empourprèrent soudain… une d’elles éclata, des parcelles de vitre volèrent sur la foule enthousiasmée… Durant un moment un silence se produisit, et l’on put entendre un sourd bourdonnement, puis des craquements de lambourdes et de solives, et, tout à coup, comme une énorme pièce pyrotechnique qui éclate, un jet de flamme perça le toit et s’élança haut vers le firmament. À présent le feu était à tous les bâtiments du marchand.

Dans la rue les clameurs reprenaient…

Mais à mesure que grandissait l’incendie les maisons et bâtiments du voisinage, sous l’ardente chaleur, menaçaient de prendre feu à leur tour. Cela fut compris. Et tout ce monde qui, de la parole ou du geste, s’était fait les incendiaires se mit en devoir de protéger les constructions voisines. D’aucuns grimpaient sur les toits, d’autres apportaient des seaux remplis d’eau, d’autres encore construisaient à la hâte des échelles : tous et chacun, sous la direction de Chénier et de l’abbé Paquin, travaillaient avec une vive ardeur à sauver du désastre les propriétés avoisinantes. Heureuse chance que le vent eut tombé : car alors c’eût été une conflagration générale, et le village de Saint-Eustache eût été rasé. Mais la faute commise par les Patriotes ce jour-là allait recevoir de Dieu son châtiment : bientôt le vieux brûlot Colborne viendrait brûler à son tour. Ce militaire avait surtout la science de brûler, et on le redoutait sous ce rapport. On possédait le catalogue de ses exploits, et partout où il marchait, lui ou ses séides, on savait que ses mains rougies du sang de ses victimes traînaient la torche incendiaire.

Si donc il était trop tard pour réparer leur crime, et si déjà le remords pénétrait dans les consciences, il faut rendre cette justice aux Patriotes qu’ils se dévouèrent avec la plus grande prodigalité pour empêcher que leur œuvre de destruction ne s’étendit plus loin.

Il est juste aussi de donner l’éloge au docteur Chénier qui, de son geste rapide et de sa voix claironnante, dirigeait cette tâche gigantesque.

Au moment où l’incendie était dans toute l’ampleur de son éclat, alors que malgré la nuit noire chaque chose, chaque être, même le plus petit, devenait perceptible à l’œil de l’homme, on vit, debout sur le parvis de l’église, un homme… un vieillard qui, bras croisés, regardait le brasier. Un murmure d’étonnement général courut la foule des travailleurs : chacun arrêta un instant sa besogne pour considérer cet homme, et l’on entendit ces mots prononcés comme avec une superstitieuse terreur et un sombre pressentiment :

— C’est l’aveugle qui regarde l’incendie !… Oh ! il va pour sûr se passer quelque chose de grave !…

C’était l’aveugle, en effet, cet homme qui, de ses yeux éteints, semblait contempler l’ardeur du foyer. Il demeurait là comme une statue de bronze, immobile, sans un geste, sans une crispation des rides de sa vieille face… Il apparaissait là comme l’esprit sombre de la vengeance… comme le spectre du châtiment… comme s’il eût eu à laver un outrage… comme s’il eût su que, de cette maison qui flambait, l’ordre était parti de lui ravir sa petite-fille, l’être qu’il chérissait le plus au monde, la seule joie de ses vieux jours à venir. Et il était là sous le clocher du temple, le dos à la porte derrière laquelle, dans le saint tabernacle, Dieu reposait. Et ce Dieu, l’aveugle semblait le prendre à témoin et lui dire :

— Ô Seigneur ! c’est horrible de détruire ainsi le bien de cet homme ! C’est un crime contre vos saints enseignements de jeter un vieillard et ses enfants sur la nudité du chemin ! Mais cela pouvait-il arriver sans votre volonté ? Cet homme n’a-t-il pas mérité cette punition ?… Et vous, Seigneur, vous avez pris comme instrument de votre justice nos braves patriotes… de vos bons serviteurs, ô mon Dieu !… Mais si cela n’est pas votre volonté, si vos serviteurs, vos enfants, se sont trompés, vous ne leur en tiendrez pas compte, ô Seigneur !… ils ont tellement souffert…

Et comme si du tabernacle Dieu eût répondu :

— Sois tranquille, pauvre aveugle, à chacun selon ses œuvres ! Hélas ! ce pauvre commerçant que j’aime, lui aussi, comme mes autres enfants, s’est attiré justement le malheur qui lui arrive. Quant à toi, pauvre vieux, tu es l’un de mes plus chers élus, et je te rendrai ta petite-fille. Pour elle et pour toi je conserve dans mon Paradis deux places et toutes les joies de l’éternité !…

On vit alors sur la figure ravagée de l’aveugle, sur ses rides que le rouge de l’incendie semblait cuivrer et creuser d’avantage, on vit comme un sublime rayonnement : puis les lèvres du vieux s’écartèrent légèrement dans un sourire qui parut s’y stéréotyper…

Émus, les Patriotes détournèrent les yeux et se remirent promptement à leur besogne.