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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

Quoi ! on va pénétrer avec effraction dans ma demeure, et je dirai bienvenue ! On va, sans que je me dresse d’indignation, empiéter sur mes droits de maître de céans ? Alors, je ne suis plus rien d’un homme… je suis une brute ! Alors, je ne suis plus un maître, mais un serf ! Et remarquez, messire, que quand je dis, moi, je dis, le peuple. Et ce peuple, même pour ses droits les plus sacrés ne luttera pas ? Alors, à quoi donc sert de naître un homme, s’il faut vivre animal, être nourri d’injures, vêtu d’iniquités, et conduit à coups de trique ? À quoi sert de vouloir être une race, un peuple, si cette race ou ce peuple ne peut acquérir chez lui des droits et des libertés qui lui conviennent ? Et s’il les a acquis, pourquoi l’empêcher de les protéger et les défendre ? Oh ! monsieur le curé, vous comprenez bien vous aussi que pour un peuple, une nation quelconque, c’est un devoir ultime de défendre les droits acquis, les libertés conquises. Vous le savez, et ce devoir ultime ne peut s’exercer sans la lutte ! Oui, il faut lutter, lutter même s’il n’y avait plus pour nous que le droit de venger nos compatriotes de Saint-Charles que vous me dites avoir été vaincus. Et si à notre tour nous sommes battus, eh bien ! d’autres se lèveront pour nous venger à leur tour ! Oui, il faut lutter, et nous lutterons, messire ! Vous-même ne dites-vous pas qu’on a profané la maison du Seigneur, et vous ne vengerez pas cette profanation ? N’est-ce pas là pour vous un droit souverain, un devoir bien sacré ? Pour vous, ministre du Seigneur ?… Pour nous, enfants de l’église ?… Ah ! oui, nous lutterons !… Non, je ne suis pas César… n’ayant nulle prétention autre que celle de me dresser devant le tyran et lui barrer la route. Non, le Canada n’est pas Rome… mais pour moi, Canadien, il vaut la Rome solennelle des Césars, et cela me suffit.

— Messire, termina Chénier d’une voix concentrée et grave, quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, quoi qu’il arrive, je me battrai… nous nous battrons ; si non, l’avenir écrira sur nos fronts ridés et blanchis sous le joug ce mot terrible pour tout homme de cœur : lâche !

Et le docteur, remettant ses mains au dos, reprit sa marche à travers la pièce.

Un long silence se fit encore. La physionomie de l’abbé Paquin s’était faite plus sombre, et son regard allait tour à tour du docteur à sa femme. Celle-ci venait de déposer son enfant endormi sur un sofa, et, souriante, elle demeurait penchée sur le bien-aimé.

L’abbé Paquin ne désirait pas passer pour battu. Il parut avoir une inspiration et rompit le silence :

— Docteur Chénier, dit-il d’une voix profonde, sans vous donner raison, j’admets que vos arguments ont du bon sens, et je les admettrais comme vrais et comme pratiques, si tout le peuple en masse se levait pour faire valoir les droits dont il se sent lésé. Mais le peuple demeure soumis ! Mais vous n’êtes qu’une portion… une bien petite portion de ce peuple, et cette portion ne représentant pas la majorité, vous demeurez sans force devant la force, et vous provoquez un écrasement complet de cette portion du peuple. Mais passons au particulier. Je vous prends séparément, vous, docteur, je vous prends à l’écart et je vous dis ceci : vous lutterez, vous vous battrez, et vous savez, ou vous prévoyez qu’il n’y a pour vous nul espoir d’une victoire qui vous rendra les libertés que vous réclamez. Et vous risquez votre vie, votre vie que, dans les circonstances présentes, vous n’avez pas le droit de risquer. Car cette vie ne vous appartient pas… elle appartient à votre femme, à votre enfant. Vous parlez de devoir… devoir envers la patrie… devoir envers la race, et vous oubliez votre devoir, le premier que vous devez à Dieu : votre devoir d’époux et de père… le devoir envers la famille ! Ne vous êtes-vous jamais demandé ce qu’il adviendrait de cette pauvre jeune femme qui vous adore, de ce cher petit que vous aimez, si vous tombiez dans la mêlée ? Vous avez parlé de droit souverain… est-ce que votre petite famille n’a pas elle non plus l’un de ces droits souverains à revendiquer à son chef ? N’a-t-elle pas le droit de vous demander aide et protection ? En donnant votre vie pour une cause, en vous sacrifiant, dis-je, pour une cause perdue à l’avance, ne lésez-vous pas ce droit sacré de la famille ? Qui restera, vous parti, pour donner à cette famille, la vôtre, la protection à laquelle elle a droit ? Tenez, docteur, regardez un peu ce petit ange qui dans son doux rêve sourit à l’avenir. L’avenir !… Mais c’est le chemin rude, sinueux, incertain, sombre et difficile où l’enfant a besoin d’être conduit pas à pas par la main paternelle ! N’avez-vous pas là encore un immense devoir, et cet enfant n’a-t-il pas sur vous un droit que vous ne pouvez ignorer ? Vous lui avez donné la vie, vous lui devez l’avenir, faute de quoi votre paternité n’a plus aucun mérite, et elle devient indigne et renégate !

L’abbé Paquin se tut et se mit à regarder le docteur avec attention, comme pour juger de l’effet de ses paroles.

Chénier, depuis un moment, s’était laissé