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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Vous appelez ça de la franchise, vous… maintenant que vous me haïssez ?

— Vous pensez que je vous hais ?

— Bah, voilà que vous allez vous remettre à jouer la comédie, monsieur Jackson. Mais oui, vous me l’avez dit vous-même, un après-midi du mois d’août dernier. Vous ne vous rappelez pas ?

Le ton de la jeune fille était léger et badin.

— Ai-je prononcé de telles paroles ? sourit le jeune homme avec un peu d’ironie, cette fois.

— Comme vous avez peu de mémoire, mon ami !

— C’est possible… et c’est possible également que j’aie pu dire des choses… dans un moment… des choses que vous auriez provoquées par exemple.

— En vous disant que je vous détestais fort… très fort ? ricana Olive.

— Mieux que cela… Vous m’avez fait voir et sentir toute votre haine… dans un moment de colère.

— Pardon, monsieur Jackson, je possédais tout mon sang-froid.

— Mais c’est pire alors… Mais je ne peux vous croire…

— Pourtant si je vous répète, aujourd’hui encore, que je vous hais toujours… que je vous exècre de tout ce qu’un cœur de femme peut exécrer… autant qu’un cœur de femme peut aimer ?

— Oui, souriait toujours Jackson, même si vous me le répétez encore. Savez-vous une chose. Olive ?

— Dites.

— Plus on hait ou plus on veut haïr, plus on s’approche de l’amour !

— Pas du vôtre, toujours… répliqua la jeune fille avec un ricanement sardonique.

— Qui sait ? Cette fois le jeune homme se mit à rire franchement.

Le rouge de la fureur empourpra le visage d’Olive.

— Je suis bien sotte, dit-elle d’une voix sourde, d’écouter vos moqueries. Adieu, monsieur Jackson, et tâchez de ne plus vous retrouver sur mon chemin ! Redoutez, c’est mon dernier avis, redoutez, vous dis-je, la haine d’une femme ; car je vous hais, je vous hais, je vous hais !

Avec colère elle cravacha son cheval.

— Prenez garde, répliqua Jackson avec un sourire mélancolique, de m’aimer trop tard !

Un ricanement rauque fut la seule réponse d’Olive qui venait de lancer sa monture au galop.

Longtemps Jackson la suivit des yeux… jusqu’au moment où il la vit s’arrêter, sauter à terre et pénétrer dans une chaumière.

— Bon ! se dit-il, voilà une masure qu’il faudra surveiller. Je ne serais pas surpris que Louisette y fût séquestrée. Je viendrai ce soir rôder, par-là. Oh ! mademoiselle Olive, vous êtes forte, mais vous n’êtes pas très prudente !

Après ces paroles murmurées à voix basse, Jackson poursuivit sa route vers Saint-Eustache. Il se rendait à la maison de la forge.

 

Les deux fils de l’aveugle et Albert Guillemain, qui parcouraient le pays depuis quelques jours pour découvrir les ravisseurs de Louisette, étaient en train de se communiquer les résultats de leurs démarches. Ces résultats étaient bien maigres : ils n’avaient pu trouver la moindre piste. Le découragement les gagnait peu à peu. Seul Octave paraissait moins sombre. Car depuis la disparition de sa nièce, on avait obtenu, à la maison de la forge, les services de la fille du père Jobin, la promise d’Octave. Chaque fois que le jeune homme regardait Aubertine, ses yeux s’illuminaient de rayons de bonheur. Et la grosse fille du père Jobin — la grosse Aubertine, comme on l’appelait des fois — jeune, accorte, pleine de santé, avait toujours un tendre sourire pour son Octave.

Ce jour-là, comme tous les jours de la semaine d’ailleurs, le père Marin était allé à l’église. C’était un bon chrétien que l’aveugle : tous les matins, beau temps mauvais temps, il allait entendre la sainte messe, et dans l’après-midi il se rendait, faire une visite au saint sacrement. Il aimait à prier Dieu de donner à ses fils la santé et la force ; car ses enfants étaient pour lui l’unique souci, et plus particulièrement sa petite-fille. Ah ! comme elle lui était chère et précieuse sa petite Louisette ! Aussi, chaque jour en l’église, implorait-il la vierge Marie de garder toujours la jeune fille sous sa sainte et puissante protection. Mais depuis l’enlèvement de Louisette, le père Marin devenait d’une tenacité presque farouche à invoquer le Seigneur, la vierge Mère et saint Antoine pour qu’on lui rendit celle qu’il avait perdue. Il savait les recherches infructueuses de ses fils ; et lui, aveugle, incapable de rien, mettait toute sa confiance et tout son espoir en la puissance de Dieu et de Marie.

La venue de Jackson parut rendre un peu d’espoir aux trois amis. Ils s’empressèrent de lui serrer la main.

— Avez-vous des nouvelles ? s’enquit Guillemain avec anxiété.

L’Américain secoua la tête et répondit :

— J’ai peut-être une piste… Et vous ?