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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

pouvait apercevoir sur la table un flacon à moitié rempli d’une liqueur quelconque, Thomas, avec un sourire sardonique qui entr’ouvrait sa bouche édentée, s’était approché de la table et avait pris le flacon.

Louchant de côté et d’autre il ajouta du ton le plus naturel :

— Bon ! si j’peux seulement vous trouver un gobelet propre.

— Ah ! tu sais, Thomas, pas de cérémonies avec moi ! dit l’aveugle toujours confiant et plongé dans ses sombres pensées.

— Tiens ! en v’là justement un. Et ce disant Thomas tirait d’une armoire une petite fiole remplie d’un liquide dont il laissa tomber quelques gouttes dans un gobelet. Puis il replaça vivement la fiole dans l’armoire, prit le flacon sur la table et acheva de remplir le gobelet. Cela fait, il revint au père Marin et disant d’un accent très débonnaire :

— Tenez ! buvez-moi ça, père Marin, et vous m’en direz des nouvelles.

L’aveugle avança une main tremblante, saisit le gobelet et le porta à ses lèvres.

— Oui, c’est bon… bien bon… dit-il après avoir goûté à la liqueur offerte. Puis il vida le gobelet.

— Hein ! fit Thomas avec un sourire narquois, c’est pas de la contrebande… Vous allez voir tout à l’heure…

— T’as raison, Thomas, c’est mieux que de la contrebande… Je sens que ça chauffe déjà… Oh ! ça ne me fera pas de mal !

— J’crois ben que ça vous fera pas de mal… Attendez encore, vous allez voir.

Le sourire de Thomas devenait diabolique.

Il revint à la table se vida plein un gobelet de liqueur sans y mettre, bien entendu, du liquide de la petite fiole, et dit :

— À votre santé, père Marin !

— Oui, oui, à ta santé et à la mienne, Thomas.

Ce dernier, après avoir fait claquer sa langue et cligné un œil narquois vers l’aveugle, approcha un escabeau et dit :

— À présent, si on fumait une pipe, père Marin ?

— Oui, oui, Thomas, bredouilla le vieux, si on fumait une bonne pipe…

— Tenez ! voici ma blague… Voulez-vous charger ?

— Voui… voui… mon bon Thomas, bégaya plus faiblement le vieillard, tandis que sa tête déjà lourde inclinait d’un côté et de l’autre. Il ajouta difficilement :

— Tu sais, mon bon Thomas… je ne pourrai pas rester longtemps… on va m’attendre à la maison. Ah ! ce que je m’endors, Thomas !…

— C’est la fatigue, père Marin… votre marche…

— Voui… voui… je suis bien fatigué. Ça fait une bonne marche… j’pensais pas que c’était si loin… Mais ma vision, vois-tu… j’ai fait un rêve, Thomas, et j’voyais…

La tête blanche du vieux s’inclina brusquement en avant. Il mit ses coudes sur ses genoux et prit son front dans ses deux mains : puis il murmura comme un vagissement d’enfant :

— Louisette…

Ce fut tout. Le père Marin demeura immobile… il dormait.

— Bon ! ça y est ! dit Thomas en se levant. Maintenant, vieux, ajouta-t-il d’une voix avinée et méprisante, on va te coucher en attendant qu’on se débarrasse de ta vieille carcasse. Car c’est embêtant de venir comme ça gêner mes amours !

Il ricana lugubrement ; puis il enleva le vieillard et alla le déposer sur une sorte de canapé dans un coin de la masure.

L’être ignoble se mit à rire et dit à mi-voix :

— À c’t’heure on va aller voir si notre p’tite femme manque de rien…

Il alla se vider un deuxième gobelet de liqueur qu’il but avec un sourire de satisfaction, verrouilla solidement sa porte, jeta par l’étroite et unique fenêtre un regard inquisiteur sur la route, puis il monta l’échelle et disparut.


XVI

LA LIONNE


C’est un grenier noir et puant, n’ayant de jour que par une vitre poussiéreuse enchâssée dans les planches du pignon. Au centre de ce repaire, près du trou qui y donne accès, un homme de taille ordinaire ne peut se tenir debout : et du moment qu’on s’éloigne de ce centre il faut ramper pour ne pas se frapper le front aux solives de la toiture. C’est en rampant que Thomas se dirige vers un grabat qu’on distingue vaguement dans un angle. Sur ce grabat Louisette est étendue, immobile, pâle, échevelée, plongée dans une léthargie profonde. Thomas rampe au travers de vêtements sales de haillons visqueux éparpillés ça et là sur le plancher craquant. Il rampe et ricane. Sa respiration rauque ressemble peut-être au sifflement d’une vipère serpentant au travers des herbes vers une proie qu’elle a flairée. Et dans la demi-obscurité de l’antre crasseux les