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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

— Laisse dormir ce pauvre vieux. Ce soir nous aviserons sur son sort. Oui, ce soir, je reviendrai… Oh ! ajouta-t-elle avec un sombre sourire, je crois que je tiens ma vengeance pour tout de bon !

Puis tout bas, comme se parlant à elle-même, elle prononça d’une voix âpre :

— Ô toi, Guillemain, qui as méprisé mon amour… Toi, Jackson, qui m’as humiliée ! Vous tous, incendiaires, rebelles, prenez garde ! De même que vous avez brisé par l’amour et la haine, par l’amour et la haine vous serez brisés ! Vous avez détruit par le feu, par le feu vous serez détruits à votre tour ! Dent pour dent, œil pour œil !

Olive secoua sa tête altière, elle marcha violemment, lionne rugissante devant Thomas qui la couvait d’un regard sournois, elle dit :

— Je pars. D’ici à l’heure que je reviendrai je te recommande de n’ouvrir ta porte à personne. Quand ce serait au nom du roi, n’ouvre pas. Laisse l’ombre régner dans ta chaumière, n’allume pas ta bougie. Et surtout, méfie-toi de toucher à cette jeune fille qui est là-haut !…

Et fière, hautaine, Olive s’en alla.

Alors Thomas se redressa, brandit un poing menaçant, et avec un juron, louchant, grimaçant, il prononça d’un accent rauque :

— Oh ! fille maudite, prends garde, toi aussi ! Car j’aurai mon tour !…

Puis saisissant à pleines mains sa face ensanglantée par la cravache d’Olive, il se laissa choir sur un escabeau. Les coudes sur les genoux, il se mit à pleurer de rage et de haine impuissantes.

Une heure s’écoula. Là-haut, dans l’infect grenier nul bruit. En bas, dans la noirceur lourde qui emplissait la chaumière, on ne percevait que le râle de l’aveugle et les rugissements étouffés de Thomas qui n’avait pas bougé. Au dehors, un vent du nord-est s’était élevé ; puis il s’était mis à souffler par rafales si violentes que la hutte branlait et craquait. Une neige fine et froide commençait à tomber. Dans la chaumière le froid pénétrait, poussé par le grand vent au travers des planches disjointes ; la cheminée ne pétillait plus de ce bon feu qu’y avait trouvé l’aveugle. Thomas, abîmé dans ses noires pensées, ne songeant qu’à sa haine et à ses projets de vengeance, demeurait insensible au froid.

Une autre heure venait de s’écouler… il pouvait être environ huit heures.

On frappa à la porte.

Thomas sursauta, se leva et demanda d’une voix enrouée :

— Eh ben ! qu’est-ce qu’on me veut ?

— Ouvre ! commanda la voix bien connue d’Olive.

Thomas obéit. Blanche de neige Olive entra et referma elle-même la porte, mais pas si vite que Thomas n’eût aperçu devant son logis une carriole attelée d’un cheval vigoureux et impatient, que maintenait un homme enveloppé de fourrures.

En entrant Olive secoua la neige de son manteau et dit d’une voix brève :

— Allume une bougie, Thomas, et suis-moi !

— Où voulez-vous aller ? interrogea Thomas un peu inquiet.

— Tu vas le savoir. Allons, obéis !

Thomas s’exécuta.

Puis Olive appliqua l’échelle sous le trou du plafond. À la clarté de la bougie qu’il venait d’allumer, Thomas remarqua que la jeune fille portait sous le bras gauche une couverture de laine noire… il crut comprendre ou deviner les projets d’Olive.

— Viens ! dit encore la jeune fille en grimpant à l’échelle.

Thomas la suivit au grenier, et là il put la voir se diriger vers le grabat sur lequel Louisette dormait toujours de son sommeil léthargique. Olive avec mille précautions roula Louisette dans la couverture de laine, la souleva dans ses bras et revint vers l’ouverture de la trappe. Malgré lui Thomas admirait la souplesse et la vigueur d’Olive, et jamais il n’avait encore supposé tant de force musculaire dans ce corps humain si délicat et si fragile. Mais descendre par l’échelle abrupte et branlante avec un tel fardeau n’était pas chose si facile, même pour une femme comme Olive. Aussi Thomas demanda-t-il d’un ton timide :

— Si vous voulez un coup de main, mademoiselle Olive ?…

— Non ! interrompit durement la jeune fille. Éclaire-moi seulement.

Elle s’engagea dans l’échelle. Une main crispée sur le bord du trou, l’autre supportant Louisette, elle descendit. Quand son pied toucha le plancher de la chaumière elle se détourna et dit :

— Et à présent, Thomas, bonsoir ! Sa voix avait quelque chose d’ironique que Thomas crut saisir.

Il grinça des dents.

Olive se dirigea vers la porte. Mais avant d’ouvrir cette porte elle parut se raviser et s’arrêta pour ajouter :

— Demain, Thomas, je te donnerai de nouvelles instructions.

Sur le dernier barreau de l’échelle Thomas s’était arrêté, livide, grimaçant, effrayant, sous les lueurs blafardes et tremblotantes