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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE



CHAPITRE I

UN SOIR D’OCTOBRE DE L’AN 1837


Le village de Saint-Eustache, sous la lune pâle, demeurait silencieux, paisible.

On percevait dans le lointain, apporté par le vent qui s’élevait, le cahotement sur la route durcie de quelques charrettes : des cultivateurs, après avoir terminé leurs affaires et leurs emplettes, regagnaient le foyer cher.

Puis les échos se turent, le petit village demeura désert, hormis, par-ci par-là, un villageois sortant de l’auberge et rentrant sous son toit. La petite population de Saint-Eustache, saine et laborieuse, vivait dans la pleine observance des lois civiles et religieuses, et dans la paix du Seigneur.

L’Angélus tintait.

Fier de son carillon, le clocher semblait se dresser plus haut sous le firmament étoilé.

Plus loin, à l’autre bout du village, dans le silence solennel qui suivit le tintement des cloches de l’église, un marteau, frappant l’enclume, vibra.

La boutique de forge et sa petite maisonnette toute blanche de chaux nouvelle étaient situées à l’entrée du village, tout près de la route qui mène au village de Saint-Benoît. Le père Marin, forgeron, mais aveugle depuis plusieurs années, vivait des modestes économies réalisées sur le travail de ses deux fils, dont l’un forgeait, pendant que l’autre cultivait quelques lopins de terre à proximité du hameau. Là, dans cette chaumière, on était humble et pauvre.

À l’extrémité opposée du village et située non loin de l’église, était la maison de commerce du sieur Siméon Bourgeois. Riche, très considéré, très salué, le sieur Bourgeois avait depuis peu cédé son commerce à son fils, Félix, jeune homme ambitieux et fat.

Félix avait installé une large enseigne sur la devanture de la maison. Quand le vent balançait l’enseigne, celle-ci grinçait et semblait dire au clocher qui lançait sa flèche dans les cieux :

— À toi l’offrande des cœurs ! À moi l’offrande des bourses !… Aussi, le jour où l’envie m’en prendra, je me dresserai plus haut que toi !

Le pauvre clocher demeurait silencieux et toujours humble ; mais de la belle et massive maison de pierre, toujours pleinement illuminée par les soirs d’hiver, partaient des éclats de rire joyeux, des refrains gais.

Là-bas l’humble boutique de forge était obscure et solitaire. Mais souvent, très souvent, aux chansons, aux rires folâtres résonnant de la somptueuse demeure, le lourd