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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

pendant que je dormais je pouvais entendre la voix de Thomas qui répondait aux questions d’une voix de femme. Un instant, je crus que cette voix était celle de Louisette ; puis, après avoir prêté toute mon attention, je compris que la voix, l’accent, sans m’être tout à fait étrangers, n’étaient pas ceux de Louisette, car la voix avait quelque chose de dur et d’impérieux.

— Avez-vous pu saisir ce que disaient ces deux personnes ? interrogea Jackson.

— Non, je n’entendais que le bruit des voix, les paroles n’avaient pour moi aucun sens.

Jackson regarda Guillemain et prononça :

— Je jurerais que cette voix de femme est celle d’Olive.

Guillemain, à son tour, demanda à l’aveugle :

— Et durant tout ce temps-là n’avez-vous pas entendu la voix de Louisette ?

— Non… rien.

— Georges venait de découvrir l’échelle qui montait au grenier.

— Je serais d’avis, dit-il, qu’on aille voir ce qu’il y a en haut.

Jackson jeta un regard vers le trou noir et répondit :

— C’est juste, nous ne devons rien négliger.

Suivi de Georges seulement l’Américain grimpa l’échelle. Mais au grenier aucun indice révélateur. Le grabat attira bien leur attention, mais ils supposèrent qu’il servait simplement de lit au propriétaire de la cabane. Ils redescendirent.

Jackson interrogea de nouveau le père Marin :

— Avez-vous une idée du temps qui s’est écoulé depuis que vous avez entendu la voix de la femme ?

— Ah bien, je vais vous dire monsieur Jackson… pour moi il me semble qu’il n’y a pas bien longtemps. Mais je vais vous dire aussi que j’ai entendu cette voix de femme deux fois dans la soirée. D’abord il m’a semblé que cette femme a parlé à Thomas juste au moment où je venais de m’endormir. Ils ont parlé longtemps tous les deux. Puis je n’ai plus rien entendu, tout était silence. Il me semble à présent que ce silence a duré plusieurs heures, longtemps, longtemps. Et encore, comme tout à coup la même voix dure et impérieuse a frappé mes oreilles. Mais ce fut court cette fois… et le même silence s’est fait. À propos, quelle heure peut-il bien être ?

Jackson consulta sa montre et répondit :

— Il est huit heures et demie.

— Huit heures et demie ! répéta l’aveugle pensif.

— Oui ajouta-t-il après un moment de silence, ça doit être ça : la femme est arrivée peu après moi. Elle est repartie pour revenir plus tard.

Soudain Jackson parut avoir une idée.

— Si, dit-il, en consultant Guillemain du regard le traîneau que nous avons rencontré portait Olive et Louisette ?…

— Pensez-vous que Louisette était ici avant notre arrivée ?

— Non… mais c’est ce que je désire savoir. Elle pouvait être dans le traîneau. Et puis, après tout, pourquoi n’aurait-elle pu se trouver dans cette masure tout comme l’aveugle lui-même ? Je crois comprendre que la liqueur offerte au père Marin par Thomas contenait un narcotique quelconque ; car autrement le père Marin, malgré sa grande fatigue, ne se serait pas endormi si brusquement. L’hypothèse admise d’un narcotique, qui nous dit que Louisette n’était pas quelque part dans cette chaumière, et sous l’influence elle aussi de ce narcotique ?

— C’est bien possible, avoua Guillemain.

— Et je suis d’avis, continua l’Américain, que nous tentions de retrouver ou de rejoindre le traîneau pour nous assurer de la justesse ou de la fausseté de mon hypothèse.

— Ça va être pas mal difficile de reconnaître le traîneau, émit Georges avec doute ; car dans la nuit un traîneau ressemble joliment à un autre traîneau.

— C’est-à-dire, que dans la nuit tous les chats sont gris… Vous avez raison, mon ami. Seulement, je vous ferai remarquer que, dans le cas présent, les chats ont laissé une piste, une trace que nous pouvons suivre.

— Pourvu, dit Guillemain, que la neige qui tombe ne l’ait pas effacée complètement.

— Allons nous en assurer, proposa Jackson.

Tous deux sortirent. Au dehors la tempête continuait de faire rage.

— Comment pouvons-nous dans un temps pareil retrouver des pistes quelconques ? demanda Guillemain tout aveuglé par la neige fine que le vent poussait avec plus de violence de moment en moment.

— Je suis à peu près certain de relever une trace, fût-elle la plus petite, la moins apparente, répliqua Jackson avec conviction.

— Je vous le souhaite. Quant à moi, je ne puis pas voir à deux pas ; je ne peux pas même apercevoir la silhouette de nos chevaux qui, si je me rappelle, doivent se trouver tout près de nous.

— Attendez un moment et vous vous ac-