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L’AVEUGLE DE SAINT-EUSTACHE

L’œil vitreux du vieillard demeura fixé avec épouvante sur la face noire de La Vrille. Ses lèvres livides et crispées ne pouvaient remuer.

— Parle, vieille peau, rugit La Vrille, sinon je t’étrangle !

Il serra plus fort le cou du vieux.

Le même œil vitreux, atone, le regarda. Les mêmes lèvres blanches, tordues, restèrent immobiles.

— Vas-tu répondre, bandit ? cria encore La Vrille exaspéré. Où est Louisette ?

Mais à cette même seconde il sentit un choc terrible contre sa tête, comme si une lourde massue était tombée, et il roula à demi mort sur le plancher.

Un sourd ricanement résonna.

La silhouette grimaçante, terrible de Thomas se profila dans l’ombre. Il déposa par terre l’escabeau avec lequel il venait d’assommer La Vrille. Un moment il parut considérer avec une sorte de triomphe diabolique le corps inerte du jeune patriote et le corps raidi déjà du vieux Bourgeois. Puis son regard ensanglanté fit le tour de la pièce. Ce regard tomba sur la forme inerte et indécise reposant sur le banc près du mur. Il s’approcha lentement comme un reptile. D’une main tremblante, d’espoir ou de crainte, il souleva un coin du manteau, se pencha, ricana, et murmura :

— Hein ! ma petite femme… je te retrouve enfin !

La jeune fille demeurait toujours dans une immobilité de mort. Mais sa respiration, maintenant, paraissait plus accentuée, son visage blêmi retrouvait comme un semblant de rouge.

Thomas la saisit et l’enleva dans ses bras. Lentement il se dirigea vers la porte par laquelle il était entré, porte que le sieur Bourgeois, trop en proie à ses épouvantails, avait oublié de verrouiller. Devant lui, sur son chemin, les deux corps inanimés parurent lui barrer la route. Thomas, s’arrêta une seconde, cracha par terre avec mépris, puis enjamba les deux obstacles. Tout à coup il s’arrêta, prêtant une oreille anxieuse à certain bruit du dehors.

Il tressaillit vivement : car sur le perron et derrière la porte qu’il allait franchir des pas humains retentirent, des voix parlaient.

Thomas recula un peu promenant autour de lui des regards inquiets. Il avait peur. Ses yeux virent l’escalier conduisant à l’étage supérieur. Il s’en approcha vivement, regarda l’ouverture au-dessus de sa tête, monta une marche. Là, il parut hésiter. À nouveau son regard troublé se reporta sur la porte de sortie. Alors, tout à coup, comme mû par un instinct étrange ou par une sorte d’inspiration, il déposa son fardeau sur une marche de l’escalier, courut à la porte, la verrouilla, revint à son point de départ, enleva Louisette et s’élança rapidement dans l’escalier.

Il était temps : dehors, devant la porte solidement verrouillée maintenant, la voix de Gusse Dupont demandait :

— Hé ! La Vrille, es-tu là ?

Et Le Frisé :

— Par tous les diables de l’enfer ! viens nous ouvrir, bonne Vrille, si tu ne veux pas nous voir geler tout vifs !

Seuls les vacarmes de la tempête répondirent.

— Holà ! La Vrille ! cria encore Dupont.

— Voyons, ma vieille Vrille, reprit Le Frisé, ne fais donc pas le sourd-muet pour une histoire de nous jouer une farce ! On a déjà la bibite aux doigts ! Ouvre, mon vieux, qu’on se chauffe un peu !

Toujours les mêmes bruits de tempête.

— Malheur de malheur, alors ! gronda Dupont. On va simplement enfoncer cette maudite porte, damnée Vrille, et, tant pis, tu payeras pour ! As-tu encore cette barre de fer Frisé ?

— Oui. Ôte-toi de là, mon vieux, et tu vas voir que je ne suis pas encore manchot avec un gourdin de ce genre-là.

Un énorme coup de barre de fer ébranla la porte. Un deuxième coup fit gémir les pentures.

— Encore un ! encouragea Dupont, ça vient !

Un troisième coup disloqua les ais.

Un quatrième coup fit sauter les deux verrous, et d’un coup d’épaule appliqué par Dupont la porte s’ouvrit.

En apercevant les deux corps immobiles sur le plancher, les deux amis comprirent aussitôt qu’il ne s’agissait plus de farce ou de comédie.

Ils allèrent vivement à La Vrille, le secouèrent et le roulèrent, si bien qu’à la fin celui-ci fit un mouvement et ouvrit des yeux étonnés.

— Eh ben ! eh ben ! dit Le Frisé, tu ne reconnais donc plus les amis ?

Aidé de ses camarades, La Vrille se mit sur son séant.

Alors, seulement, Le Frisé et Dupont virent une mare de sang sur le plancher.

En même temps La Vrille portait une main à sa tête et faisait entendre une exclamation de douleur.

— Eh ben ! quoi ! ta tête fait donc mal ? Et Le Frisé enlevait le bonnet de laine de La Vrille.